La veille - Lundi 16 mars
J’ai commencé ce journal d’un confinement le troisième jour à compter de la date de la fermeture des établissements scolaires. Le confinement strict à commencer lui le 17 mars. J’essaye de me souvenir.
Je n’ai aucune photographie prise ces deux jours-là. Nous avons eu beaucoup de choses pour nous organiser. Il a fallu également réfléchir à ce que le ministre de l’éducation nationale a appelé la « continuité pédagogique » assortie du slogan : « Nous sommes prêts », ce que nous n’étions pas du tout.
Le lundi matin, tôt, nous avons eu un appel ; un vieil homme était tombé dans la nuit, il avait déclenché une alarme qu’il avait sur lui, son fils voisin avait pu venir le voir, les pompiers aussi étaient venus. Ils l’avaient recouché sans savoir la cause réelle de la chute ; il était trop dangereux de l’emmener à l’hôpital à cause de la pandémie en cours. Nous ne savions pas le cours dramatique que prendrait cette affaire quelques semaines plus tard.
Je vivais encore dans le souvenir de l’action que nous avions faite, le vendredi précédent, avec les membres d’Alternatiba : ramener des portraits réquisitionnés du président de la République au palais de l’Élysée, excusez du peu ! J’étais le « coordo », comme on dit, de l’équipe des photographes, bien aidé pour cela par Baptiste qui ne pouvait être là et devait ruminer dans son train, loin. Ce jour fut intense, drôle, angoissant par moment et fatigant en même temps. L’organisation avait été minutieuse ; toutes les demi-heures était apporté par une équipe de militants accompagnée d’une personnalité médiatique de l’écologie, avec photographies le plus près possible, prises de parole, diffusion. Notre rôle était fondamental, prendre les meilleures photographies possibles pour être diffusées dans la presse.
Ce jour-là, je n’ai pas pris une seule photographie, ce n’était pas ma fonction, et j’ai vu se constituer un groupe de photographes militants qui allaient devenir, en plus, des copains, des copines qui se soutiendraient pendant tout le confinement.
Le vieil homme a été appelé par sa fille tôt ce matin-là. Il tenait des propos incohérents, il était encore par terre, il n’allait pas bien, peut-être faisait-il un accident vasculaire. Elle prit sa voiture pour faire les cent-cinquante kilomètres bientôt interdits ; très grande inquiétude.
J’avais choisi un café comme base arrière photo ; j’avais choisi, allez savoir pourquoi, « le XV du Rond-point » et « le Rugby » pas loin du boulevard Malesherbes. Je ne suis pas militaire dans l’âme, je ne m’étais même pas rendu compte que je me « confinais » secrètement à cent-cinquante mètres du lieu de l’action, uniquement parce que le nom des cafés me plaisaient. Le midi, alors que je devais rester discret, j’étais en réalité entouré de personnes travaillant à l’Élysée prenant leur repas à cet endroit !
Quelques jours plus tôt, j’étais venu en reconnaissance. Quelques photographies de rue : des citations d’Alice au pays des merveilles tout près du Rond-point des Champs Élysée, une jeune femme devant une vitrine au graphisme spectaculaire ; j’essayais pour la première fois ce magnifique objectif de 18mm, un très grand angle que je ne maniais pas encore très bien, qui allait tant m’accompagner dans mes sorties quotidiennes. Je suis un peu loin du sujet, mon œil n’est pas habitué.
La fille du vieil homme a fait le voyage ; il a été emmené par une ambulance vers l’hôpital, le lieu de tous les dangers, il ne pouvait plus marcher. Elle n’a même pas pu l’accompagner jusqu’à la chambre, tout le monde commençait à se confiner, à se cacher. Il avait peur, déjà.
Elle n’était pas rassurée.
L’après-midi de ce lundi, j’ai vu une forme de panique monter dans la petite ville. Les gens marchaient vite, je voyais des alignements humains se faire devant les grandes surfaces à l’échelle locale. Je me suis décidé à y aller, c’était de tout façon le jour des courses ; une longue attente, quelques personnes masquées (mais où ont elles eu cette denrée rare ?), et surtout le spectacle étrange de rayons vides de pâtes, de riz, de biscuits, légumes, papier toilette, un jour de courses ordinaires à Moscou ou à Berlin Est en 1970… J’ai un peu acheté, pas beaucoup, ce dont nous avions habituellement besoin, énervé de cet emballement absurde, espérant sans y croire que cela n’allait pas durer. J’ai mis de l’essence.
Et puis, je me suis demandé ce que j’allais faire comme cours de musique. Aucune idée. La musique a toujours été pour moi une pratique collective. Mon premier professeur, monsieur Lebon, n’avait de cesse que de faire jouer ses élèves ensemble ; très vite des quatuors de saxophones, pas de gammes, pas de trucs embêtants. De la musique quoi. Je ne l’ai jamais remercié pour cela, je le regrette, il était tellement gentil, son nom quoi. C’est aussi le mien, à une lettre près.
Le soir, la fille du vieil homme est rentrée, inquiète. Le lendemain, le confinement, le vrai, commençait.




JOUR 2 - MERCREDI 18 MARS
Jour 3 – jeudi 19 mars
Les pelouses ne seront jamais aussi bien tondues, les jardins jamais aussi beaux que cette année ! Les gens sont dehors, on entend les tondeuses, chance d'habiter un pavillon. Pour le moment, le confinement paraît être un long dimanche qui s’éternise. Il n’y a pas vraiment d’inquiétude dans l’air même si les nouvelles qui nous parviennent des pays étrangers ne sont pas bonnes. La visite dans les supermarchés du coin l’était également, ces rayonnages vides qui faisaient penser à l’URSS brejnévienne ! Pour le moment, le temps passe facilement, il est même bien occupé par la préparation de cours que je n’ai jamais faits en quarante ans de carrière : faire cours en ligne, sans élève, sans contact humain.
En sixième, j’ai décidé de leur raconter La Flûte enchantée de Mozart, merveilleux conte chanté que j’aime tant. J’ai toujours été surpris de voir combien cette œuvre de plus de deux cents ans fascinait les élèves. Mais que fait le prince ? Pourquoi s’évanouit-il ?
Mes gentils élèves de sixième répondent à mes questions (mais attention, ce n'est pas une interrogation, ce n'est pas noté !). « C'est quand même incroyable un Prince, Tamino, qui s'évanouit en voyant arriver un dragon, qui est sauvé par des femmes armées, j'aurais aimé qu'il se conduise comme un prince, un vrai ! ». Et moi de répondre que dans la vraie vie, les princesses aussi peuvent tuer des dragons ! En fait, ça fait sens tout cela, les enfants ont besoin d'un prince, de quelque chose qui viendra les sauver. Sans m'en rendre compte, je leur donne peut-être une clé qui va les aider à sublimer le moment, enfin, j'espère.
Quant à mon ministre, il continue sur sa lancée, égal à lui-même, une valeur sûre, un phare pas breton, un amer, un truc qui ne nous surprendra pas. Accrochez-vous : Alors qu'on passe des heures à essayer de faire quelque chose pour les élèves, alors qu'on est chez nous, que des dizaines de fois par jour je vais voir sur le site de l’établissement, l’ENT comme on dit, vérifier qu'aucune question ne m'a pas été posée, notre ministre nous coupe les jambes en disant qu'il est prêt à supprimer nos vacances ! Son rêve qui se réalise enfin, le moyen de mettre au boulot ces fainéants d’enseignants. Depuis trois ans, il y a vraiment, au sommet du pouvoir, un dédain des enseignants qui est horripilant.
Certes, je suis certains que des incompétents ou des pas concernés ne font rien, se considèrent en vacances. Mais je réalise tout ce que font mes plus proches collègues, l'immense majorité de ceux de mon établissement. Ils abattent un travail immense. Ils sont souvent seuls chez eux, sans relation d'équipe in vivo. Bientôt, ils auront besoin d'aide, ils auront besoin qu'on leur dise : bravo, merci, continuez, ce que vous faîtes est essentiel, vous créez du lien, de la connaissance. Comment pourrions-nous vous aider ?
Eh bien, cher monsieur le Ministre sinistre, ce serait bien que vous regardiez la flûte enchantée, ce serait bien que vous pensiez qu'on a aussi besoin, un peu, de réassurance, de quelqu'un qui va nous porter, un peu, juste pour nous donner une petite tape sur l'épaule, sans postillonner : « Ben, c'est bien ce que tu fais ! »
Bon, je vais sur l'ENT.

© Jean-Charles Léon

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Jour 4 – Vendredi 20 mars
Jour curieux. D'abord, travailler trois heures à mon bureau, sans élève devant moi, sans enthousiasme non plus. L'humain est groupal, d'abord, son appartenance aux groupes primaires de la famille, de ceux qui l'ont rêvé… groupes secondaires ensuite, les amis, les collègues, la famille et tant d’autres. Là, le silence, la vie en couple, heureuse certes, mais l'absence quasi totale de liens sociaux, le toucher des autres, les sourires, les sons.
Le légumier avait des gants, un masque sur le nez. Il avait barricadé son échoppe avec des cageots pour ne pas qu'on entre trop. Il posait soigneusement les choses loin de lui pour qu'on ne s'approche pas trop en les attrapant. Même le papier de la carte bleue fut posé prudemment, et pas tendu.
À la boulangerie, l’adorable jeune femme qui sert derrière le comptoir avait des gants ; elle attrapait le pain avec une large pince, portait un masque. « Comment allez-vous ? » me demanda-t-elle. Ce n’est pas son habitude, même si elle est toujours souriante. Le masque, me dit-elle, est pour ses clients âgés, pour les protéger, elle ne craint pas grand-chose, une jeunette.
J'ai l'impression d'avoir pris un coup de vieux.
Et puis, les deux motards de la gendarmerie, revêches et puissants, au ralenti dans la rue presque piétonne. Ils me regardent suspicieux, mais ce n'est pas moi qui les attire. J'ai redressé les épaules, pris un air assuré avec mes deux paniers de commission, celui du possesseur d'Ausweis dûment signés par lui-même. « C'est à qui l'panier au milieu ? » ont-ils gueulé à l'encontre des clients de la petite épicerie. « Faut un mètre entre vous, dégagez-le ! ». Ils avaient de l’autorité à revendre dans cette épicerie. Faut dire que les clients y sont plutôt colorés, ils méritent leur attention.
Plus tard, une femme me croisant sur mon retour me dit, le regard inquiet, comme si elle commettait une faute : « Vous avez votre permis ? Faîtes attention, ils surveillent, ils contrôlent ».
J'avais l'air trop sûr de moi, ils ne m'ont rien demandé alors que j'aurais sorti fièrement mon Ausweis même pas faux puisque signé par moi-même. Curieux d'ailleurs ; imagine-t-on un instant un élève arrivant au collège avec un mot d'excuse signé par lui-même ?
Je soussigné Kevin m'autorise à rester chez moi pour regarder la télé ce jour !

© Jean-Charles Léon

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jour 5 – samedi 21 mars
Jour gris, photographies en noir et blanc. Aujourd'hui, c'est week-end, je reste chez moi, je ne vais pas bosser. En fait, aujourd'hui, c'est week-end, je fais des efforts pour ne pas aller voir sur l'ENT, le site du collège, si des élèves m'ont envoyé quelque chose. Quatre cents élèves au moins qui ont travaillé plus ou moins seuls chez eux dans toutes les disciplines ou presque. Quatre cents adolescents et pré-adolescents qui découvrent la solitude, eux les solitaires grégaires. Car c'est ça, à cet âge-là on est en groupe, pas celui des parents, un nouveau, on veut à tout prix être ailleurs, celui de l’adulte qu’ils rêvent d’être, celui de la quête de l’amour : « Faîtes que mes parents ne soient pas vraiment les miens ! ». Mais on ne sait pas encore où on va atterrir, alors on se regroupe, seuls. Plagiant l'excellent René Kaës, un psychanalyste rude à lire, mais tellement bien, je dirais qu'ils sont pris dans le réseau du langage de la tribu, et qu'ils souffrent en même temps de ne pas y reconnaître la singularité de leur parole.
Mais là, le confinement, et ils n’ont plus le choix, une adolescence différée, allongée, peut-être. Il va falloir supporter papa-maman, attendre avant de pouvoir quitter le nid familial, la tribu primaire. Et si ça durait… et si ça ne s'arrêtait pas ? La crainte du chaos immobile, rien ne bouge, rien ne sort, rien ne rentre, l'impossibilité de grandir et de s'égayer.
Ennui, et pas tout à fait. J'ai fait ce que j'aime. J'ai fait des photos, c'est fou ce qu'il y a de choses banales qu'on n'a pas encore regardées autour de soi, des choses de la solitude. Et j'ai monté une exposition ! Pas sur des murs, mais ma première exposition virtuelle, celle qui aurait dû se tenir la semaine dernière, qui a été repoussée à l'an prochain. Si ça ne dure pas trop !
Quatre cents élèves, le lien impossible, la tribu qui n'existe pas. Jamais je n'ai ressenti autant que cette semaine l'absurdité que l’on fait de mon métier. Quatre cents élèves, quatre cents « Je » différents. Alors le groupe, intensément. Juste faire chanter, faire de la musique en groupe.
Et là je me heurte au confinement. Jamais je n'ai envisagé de faire de la musique seul. Jamais, d'ailleurs, ou si peu, je n'en ai fait seul. J’ai eu les gammes en horreur, même si je les ai faites intensément, des heures et des heures, lentement, rapidement. J'ai toujours voulu être dans des groupes, des ensembles…
Je crois que je vais arrêter d'essayer de faire un cours de musique par correspondance. Je crois que je vais simplement leur donner des chansons, des trucs qu'ils ne connaissent pas : la queue du chat ! Un général à vendre, Un concerto pour piano de Mozart, des choses qui me font marrer, qui me font pleurer, du groupe.
Pour après.
Bientôt.







JOUR 6 – Dimanche 22 mars
Soleil, belle lumière, dans la véranda, hop, photo.
Je travaille la lumière mixte, un mélange de flash de studio (un gros truc qui est un peu au-dessus de ma tête et qu’on ne voit pas) et la lumière naturelle. C’est très technique la photo quand on s’y met. Je peux mettre la musique que je veux, en l’occurrence « Didon et Énée » de Purcell, immense compositeur anglais du 17e siècle, un de mes préférés.
La mort de Didon est un chef d’œuvre qui vous prend aux tripes, qui vous fait pleurer à chaudes larmes comme la reine le fit certainement en regardant son amour partir au loin. C’est une musique de circonstance aussi, ça tourne en rond ; on appelle ça un ostinato, un truc obstiné qui ne s’arrête pas. Qui ne devrait pas s’arrêter. Je suis toujours en colère quand ce genre de musique cesse : « Mais pourquoi ? ». C’est très vicieux, le compositeur installe un temps arrêté, on ne vieillit plus, rien ne bouge, tout recommence, un temps idéal qui donne l’impression d’immortalité, un rite, un confinement.
Les curés l’ont bien compris, avec leur messe qui redit toujours le même jour.
Je trouve toujours scandaleux que Bach clôture sa passacaille en Ut mineur pour orgue ou sa chaconne pour violon seul. Lisez les pages de Philippe Laçon dans « le Lambeau » sur cette dernière œuvre pour comprendre. Chaque fois que je l’entends, je sais que je suis en vie pour écouter cette musique, pour vivre ce moment présent. Alors, Bach et Purcell ont raison, il faut que ça cesse.
Sauf que le confinement flatte le narcissisme. Pas de modèle, les sorties sont limitées, alors depuis hier, je reprends la série « autoportraits à domicile ». Je vais essayer de faire une photographie quotidienne histoire de voir ma tête évoluer tous les jours, mes cheveux pousser. Il y a à Laon un gisant du 14e ou du 15e siècle dans la petite chapelle des templiers dans la cour du musée qui montre le cadavre d’un médecin de l’époque six mois après sa mort : ses cheveux ont poussé, pour faire la nique au temps qui passe.
Tiens, justement, le temps qui passe. Depuis ce matin, je me sens vulnérable, je tremble au moindre toussotement, je prends ma température compulsivement, j’ai dans la poche trois ou quatre paquets de Doliprane : je fais maintenant partie des personnes fragiles. Hier, c’était parfait, aujourd’hui, je risque ma vie au moindre pékin qui s’approche un peu trop près de moi. J’annonce officiellement que je viens de changer de décennie : Soixante ans que j’ai vu le jour, un matin d’un printemps tout neuf. Je me demande quel temps il faisait. Soixante ans que je vis une chaconne ou une passacaille, ce moment qui revient tous les ans, qui nous fait croire que tout recommence alors que c’est faux.
Je crois que je déteste le printemps.



JOUR 7 – Lundi 23 mars
J’ai à nouveau été marcher ce matin, un petit quart d’heure, comme un rituel avant de me mettre devant mon écran d’ordinateur pour me donner la sensation que je sers à quelque chose. Une hygiène aussi, respirer. Il n’y a personne dans les rues, les voitures semblent à l’arrêt depuis une éternité. Tiens, il faudrait que je prenne tous les jours la même photographie de la même portion de rue pour en voir les changements. Est-ce que les voitures bougent ? Est-ce qu’on les utilise ? Je vais essayer de me trouver un endroit où le faire.
Toujours, depuis quelques temps, dès que je sors, je prends mon appareil photo. Photographier la banalité du quotidien, du lieu, un peu comme Watteau le fit certainement en photographiant, pardon en peignant un rémouleur, un théâtre sans importance, de l’insignifiance. C’est une photographie lente que la peinture. Mais un quart d’heure de marche limite l’exploration donc il faut changer de point de vue. Et le point de vue, en photographie, c’est la focale, la longueur de l’objectif qu’on utilise qui détermine un angle de visée précis.
Ce matin, contrairement aux jours précédents, j’ai choisi un objectif de 100 mm, un petit téléobjectif. Je l’adore en photographie de studio ; il permet des plans américains ou des plans taille que j’aime beaucoup. Il est de grande qualité. Il me faut donc regarder des détails, pas de la vue d’ensemble. Un point de vue quoi. Cette fenêtre avec des barreaux et un grillage, haute perchée, cette cage d’escalier très 1920. Plus loin, une statue étrange, très sombre ; et la Roseraie, des copains y habitent, ils m’ont rassuré ce matin mais quand même… Deux cloches qui ne sonnent plus rien ces derniers temps.
Et puis, un spectacle incongru, étrange. Je me déplaçais, raison impérieuse, quand protégé d’un casque et de lunettes de sûreté, un cantonnier apparu, soufflant avec un appareil volumineux les feuilles et l’herbe des caniveaux. Un geste venu du temps passé.
La peur est un sentiment rationnel. J’ai l’impression qu’elle est arrivée, insidieuse, accentuant les tensions. Aujourd’hui, je commence à apprendre que des copains, des amis, sont touchés par le virus. Saloperie. Ritualiser quelque chose. Finalement, l’emploi du temps du collège, les répétitions, les habitudes sont autant de rituels qui nous font avancer. Je veux m’en inventer d’autres. Les photos dans les seules rues que j’arpenterai pendant plusieurs semaines. Ou encore un autoportrait à domicile. Aujourd’hui, mon bureau. Je n’en suis pas très content de celle-là. Vite faite, pas très soignée, mauvais cadrage, mauvais équilibre entre la lumière naturelle et celle du flash ; j’aurais voulu qu’on puisse voir le dehors, du dedans.
En revanche, elle est prise juste avant un atelier de philosophie avec quelques enfants de sixième. J’ai essayé la classe en ligne, ce n’est pas très au point. Ils sont venus ou plutôt leur écran s’est allumé et ils ont commencé par m’apprendre des trucs. « Monsieur, c’est vous le modérateur, c’est à vous d’ouvrir les micros ! ». D’accord, merci, mais je fais comment. Le mien n’est d’ailleurs pas ouvert. Mais, par un miracle miraculeux (ça veut dire que je n’ai vraiment pas compris comment j’avais fait !), des visages joyeux éclairent mon écran d’ordinateur. Et pas que ceux de mes élèves, ceux des sœurs, des frères maintenant au lycée. Des grands sourires : il continue ses ateliers de philosophie, comme avant ! On va voir comment la petite sœur, le petit frère va se débrouiller.
Pas très inspiré le professeur. J’ai dû choisir un mot inducteur, celui qui va permettre à la pensée individuelle de s’épanouir dans un groupe bienveillant. J’ai hésité. Finalement, on va travailler sur « Le courage ». J’ai choisi un mot loin des émotions actuelles pour ne pas qu’elles interfèrent sur notre réflexion. Raté, complètement raté. Le courage pour parler de la peur qui m’étreint.
La peur donc est un sentiment rationnel, et je crains d’avoir peur, pour mon épouse, pour mes filles, ou mon petit fils qui vont bien et semblent sortir de la zone de danger grâce au confinement. Mais Mathilde, mon aînée, travaille dans un hôpital sans masque pendant un bout de temps encore, mes copains et copines déjà atteints. Le courage d’avoir peur.
D’ailleurs, la première intervention d'une élève fut : « le courage, c’est une qualité qui permet d’affronter la peur ou la fatigue ». C’est impressionnant de justesse des enfants de douze ans, ils ont tapé dans le mille. On le connaît notre professeur de musique, c’est un grand sensible, d’ailleurs il ne finit jamais un message sans demander des nouvelles. Et ça continue : « le courage, c’est pouvoir surmonter ses peurs, faire quelque chose d’héroïque, savoir aller au-devant du danger et ne pas le contourner ». Et puis par deux fois : « le courage, c’est être suffisamment fort, c’est aller au-delà de ces craintes pour réaliser ses rêves ».
Je crois qu’il faut qu’on se rende compte combien ces enfants apprennent en ce moment, combien ils voient les choses, combien ils les regardent avec leurs yeux pétillants plein d’avenir. Ils apprennent bien plus que ce que nous pourrions leur apprendre au collège.
Ça m’a fait du bien de les voir aujourd’hui, ce changement de point de vue. Merci.







