JOUR 8 – mardi 24 mars
Sortie matinale, il fait beau, très beau même, la lumière est belle, dure, de celle qui fabrique des ombres nettes. Il faut savoir que la qualité d’une ombre dépend de la source lumineuse : plus celle-ci est apparemment petite, plus elle est éloignée, et plus la lumière est dure. Et le soleil est loin et paraît tout petit. Quand aucun nuage ne le voile, il produit des ombres nettes, coupantes. Ce matin, on passe de l’ombre à la lumière sans transition ou presque, les ombres sont à vif, elles ne font pas de bruit.
Mais l’ombre est casse-pied, surtout quand elle est matinale ; elle est rasante, elle s’allonge et s’insinue dans les photographies : elle montre la présence de celui qui essaye de voir sans être vu, le photographe. Pas de chance, je suis sorti avec un 18mm. C’est un très bel objectif que je viens de recevoir pour mon changement de décennie, celui qui m’a tout de suite convenu, qui m’a été évident. Mais un 18 mm, ça photographie à 100°, on appelle ça un ultra grand angle. Ça photographie tout ce qui est devant le photographe, et donc… lui aussi, son ombre !
La sortie allait être un jeu de cache-cache avec moi-même : se mettre à l’ombre pour confondre la sienne, face au soleil pour l’avoir dans le dos, avec un angle pour la reléguer sur le côté, lever l’appareil photo pour l’ignorer… Mais depuis plus d’une semaine, il n’y a personne ou presque sur mes photos. Alors, finalement, l’ombre de soi-même, pourquoi pas ? Et c’est devenu drôle. Entre deux arbres, deux bouches d’égout, derrière des barreaux,… Me voilà personnage de moi-même, le masque du comédien.
D’ailleurs, j’ai fait aussi des ombres de cours et des ombres de conseils de classe, des ombres de classe, par internet, tout le monde connecté, (et aujourd’hui, ça marche !). La classe par internet : un mode d’emploi détaillé a été fait par un collègue courageux, les commentaires d’autres. Les élèves peuvent voir le cours, ils écoutent, et ce qui est formidable, pour ne pas avoir de bruits parasites, c’est qu’on peut leur dire de couper leur micro. Ils peuvent demander la parole qui est donnée par le modérateur, le professeur, en cliquant sur une « icône » représentant un personnage bien sage levant le bras.
Alors j’ai réalisé que certains, peut-être, commencent à trouver au coronavirus, cette saloperie, des avantages dont celui de couper le sifflet aux élèves ! Le nirvana du cours calme, l’alpha et l’oméga du cours frontal sans être embêté ! l’artillerie lourde contre le bavard ou la bavarde impénitents ! Le fantasme de la toute-puissance enfin assouvi ! ​​​​​​​Plus de « t’es toi ! », pardon, « tais-toi ! ». D’ailleurs, tu n’es plus rien, juste une ombre derrière l’écran, un truc sans visage, sans parole, sans forme, une existence à distance dont on doute parfois : « vous êtes là ? ». Les élèves sont là, et ils ne sont pas là. Plus de retenue, plus de punition, plus de bavardage, plus de… contact humain, l’ombre de tout le monde. « Peter Pan ou l’enfant triste », celui qui perd son ombre, qui ne pèse rien, qui ne fait pas de bruit.
Je suis terrifié de ce qui se met en place. « Les bébés qui n’ont pas pu acquérir de poids dans les bras de leur mère, ou pour qui la sensation d’être a été interrompue par un événement tragique, courent le risque de devenir des enfants tristes qui voltigeront dans le temps à la recherche d’un morceau perdu de leur enfance » écrit Kathleen Kelly-Lainé. On n’a plus à dire « tais-toi », tu n’es plus rien.
D’ailleurs, j’ai eu la même sensation pendant ce conseil de classe, aujourd’hui. On écoutait, derrière notre écran. Étions-nous là ? Quelle preuve tangible ? J’ai été chercher un verre d’eau, j’ai écrit un bout de ce texte, j’ai développé les photos prises ce matin tout en écoutant le conseil de classe. Deux ou trois interventions dérisoires ont laissé croire que j’étais là.
Bien entendu, certains, espérons beaucoup, utiliseront l’outil pour conserver le lien, laisseront parler et entrer la vie dans le micro. J’espère qu’ils seront la majorité et que personne ne regrettera ce temps maudit où le contact humain se faisait par le biais d’un clic informatique.
Ce matin, je n’étais que l’ombre de moi-même.
JOUR 9 – mercredi 25 mars
En ces temps de confinement, je crois à l’importance d’un petit rituel. J’arrive maintenant avant de commencer ma matinée ou ma journée de cours virtuels, à faire une balade autour de chez moi ; plus loin ce serait répréhensible. Je remplis mon laisser-passer, je me couvre car il fait un peu froid en ce moment le matin, je prépare mon appareil photographique, mon posemètre. C’est un objet qui me sert à mesurer la lumière et de procéder à un réglage très fin de la prise de vue. C’est parti, casquette sur la tête.
Aujourd’hui, je sais que je vais chercher des détails, j’ai pris un objectif de 50 mm macro, une petite merveille que j’adore et qui sert à faire des photographies de près ou des portraits en pied. Je vais attraper des détails mais je ne sais pas encore de quoi. La gageure, tous les jours, est de trouver un sujet à photographier, tous les jours les mêmes lieux, les mêmes rues vides dans lesquelles il ne se passe rien ou presque. Tout est confiné derrière les murs, les clôtures, les haies. Pas de sujet humain, pas d’animaux errants… Je laisse mon imagination divaguer et rapidement, toujours, une idée me vient. Mais que ce passe-t-il derrière ces murs ?
Ici, je sais, des copains qui se remettent de la maladie. Ils m’ont donné des nouvelles rassurantes ; ici une ancienne élève maintenant collègue avec son mari et ses deux enfants. Là, la « Kommandantur » qu’on nomme ainsi en rigolant car elle a servi de poste de défense anti-aérienne aux temps de l’occupation nazi. D’ailleurs, sa plaque de rue est… les numéros de chaque maison me sautent aux yeux. Tout le monde est invisible encore plus que l’ombre qui me suit ce matin, juste un numéro sur le mur d’entrée. C’est fou ce que les plaques de rue peuvent raconter.
Le treize, un vieux de la vieille revêche qui n’a pas besoin de réparer la sonnette. D’ailleurs, on n’a pas envie de rentrer. Je trouve le 15 un peu prétentieux. La maison n’est qu’une façade à colonnade fausse collée à une meulière banale avec une statue noire en plein milieu du pseudo parc. Le 16 fait croire qu’il est antique mais les vis qui tiennent la plaque disent le contraire : du toc. Le 19 est raide un rien hautain ; d’ailleurs c’est le numéro de la Kommandantur. J’aime bien le 22 mon jour anniversaire. Le 26 fait lever les yeux, on se dirait en bord de mer, la Vendée.
Incroyable, dans ma rue il y a les numéros 31, 31 bis, 31 ter, et 31 quater. Je ne l’avais jamais remarqué. Ça raconte une histoire cette division ; une déchéance, un terrain vendu au fil de la ruine des premiers propriétaires ? un héritage : la propriété a été divisée, ce sont peut-être des frères et des sœurs qui habitent là ? Une drôle d’histoire en tout cas, le 31 est un peu honteux et caché dans l’ombre, le bis ne la ramène pas, le ter et le quater ont quasiment la même plaque, une histoire de famille. On sent qu’ils ont fait bloc contre les deux premiers.
Le 32 est fleuri, accueillant, mais il y a du laisser-aller. Le 35 a laissé la guirlande de Noël, certainement un triste faussement joyeux.
Le 52 est anonyme et invite à la bêtise enfantine : « Sonnez s’il vous plait ». Ça sonne triste, la supplique de la solitude qui veut qu’on se manifeste et qu’on lui fasse signe pour lui dire qu’on est là. J’ai envie d’appuyer sur le bouton et de disparaître en courant et en riant. Le 58 se la joue ; il a deux plaques pour lui tout seul. Je suis un peu perdu, dans ma rue les numéros pairs et impairs ne sont pas répartis de chaque côté. Tout est mélangé. Finalement, ça fait du bien.
Aujourd’hui, j’ai voyagé moins de cinq cents mètres, l’espace confiné s’est réduit, le temps s’est dilaté. J’ai juste ouvert mes yeux.
JOUR 10 - Jeudi 26 mars
J’ai passé la nuit à penser à une paire de gants. Plus exactement à deux gants dépareillés que j’avais vus la veille lors de ma promenade matinale et que je n’avais pas photographiés. Le premier figure pourtant dans la série des ombres. Je tends mon bras donnant l'illusion que mon ombre portait ce gant qui trainait par terre dans l’herbe bordant le trottoir. Le second gisait à cent-cinquante mètres de là ; je l’avais considéré trop vite de peu d’intérêt.
Pourquoi suis-je passé à côté de ces deux gants ? Maintenant je sais qu’ils sont une preuve tangible d’une vie qui a existé, que quelqu’un les a mis – deux personnes différentes sans doute –, les a perdus, une histoire à raconter, deux peut-être.
Je suis sorti rapidement ce matin pour me diriger vers le premier. Je savais où il était, pas trop loin ; malheureusement un jardinier de la ville avait passé la tondeuse sur la bande d’herbe sur laquelle il reposait, aucune trace, il avait dû être déchiqueté. Pourquoi donc n’était-il pas confiné ? J’avais beau me pencher, chercher des bouts de laine, des traces de fil, rien, l’aspiration impitoyable de la tondeuse.
Déçu, je continuais mon chemin épiant ce que je pouvais trouver à terre, des signes d’une humanité qui se cache. C’est étonnant comme les rues étaient propres ce matin. Bientôt un bout de bois dans le caniveau me dévoila le coup de sécateur qui l’avait tranché. Se pencher le plus bas possible pour prendre la photo. Juste après un papier froissé mêlé à des morceaux de verre ou de plastique, un paquet de cigarettes vide jeté là. Le mourant culpabilisant de la photo est entouré de sa famille ; heureux homme, vestige d’un temps ancien où l'on pouvait mourir avec des témoins, c’est moins sûr avec le virus couronné. Un reste de repas ensuite, juste un bout de poivron jaune tombé d’une poubelle manipulée brutalement. Un autre mégot à côté d’un pissenlit étique qui aura du mal à pousser. Et toujours se pencher, encore et encore, se rapprocher, restreindre le champ de vision de mon appareil photographique, ne pas contextualiser.
Je cherche des traces, je me rapproche de la preuve.
Dans la sente descendant vers ma rue, une curieuse association : une cheville en plastique et un mouchoir usagé : est-ce qu’ils sont tombés de la même poche ? Enfin, une trouvaille intéressante : un vêtement indéfinissable roulé dans le caniveau, une couleur improbable. J’avais décidé de ne rien toucher, de ne rien bouger, de ne pas fabriquer de mise en scène. Ça tombe bien, ce vêtement n’est pas engageant. Qu’est-ce que c’est ? J’ai beau m’agenouiller, me courber, impossible de distinguer autre chose qu’un ourlet, une forme délavée. Comment ce vêtement que j’imagine masculin a-t-il pu arriver là ? 
Enfin, un gant. Ma nuit ne fut pas blanche pour rien. Bien entendu, rien à voir avec le gant de laine que j’avais cherché plus avant dans ma promenade. Ici, c’est un gant tragique gisant à côté d’un squelette de feuille diaphane, un gant médical usagé qui me rappelait l’épidémie en cours. Son propriétaire l’avait enlevé avec précaution du bout des doigts de son autre main, retournant le gant sur lui-même pour ne pas en toucher la face infectée. Je me suis penché avec retenue, à contrecœur ; je voulais maintenir une distance respectable entre la dépouille plastique et moi. Mais bon, il faut savoir être courageux. Je crois même avoir mis un genou à terre, fait le dos rond. Plus loin gisait dans le soleil rasant un minuscule jouet rose, quelque chose comme un lit pour enfant d’une maison de poupée miniature. Que fait Naïm, mon petit fils en ce moment ? j’aimerais tant le prendre dans mes bras et le faire rire, ce rire d’enfant qui secoue le corps entier ! Quelle petite fille, quel petit garçon avait dû pleurer à la perte de ce jouet insignifiant ?
Miracle, le deuxième gant est toujours là, celui que j’avais dédaigné trop rapidement. Ma promenade n’était pas vaine. Je l’observais avec soin. Il était délavé, certainement un gant de main droite, un droitier l’avait perdu. Il avait enlevé ce gant pour chercher les clés de sa voiture et ne s’était pas aperçu de sa chute discrète le long du trottoir. Il avait démarré pour maudire bientôt la perte de son gant quelques centaines de mètres plus loin, quelques kilomètres peut-être, une distance que je n’envisage plus depuis dix jours maintenant.
Je suis rentré lentement, la tête me tournait, j'étais essoufflé, fatigué par une promenade passée à regarder par terre, les yeux baissés à m’agenouiller, à courber le dos, l’échine.
C’est ce que je fais maintenant, je courbe le dos, j’attends le temps qui passe, je compte les jours et demain j’entrerai peut-être, mon épouse également, dans la zone où le virus ne m’atteindra plus sans faire un effort méritant. À moins qu’il ne soit déjà passé, sournois, cette toux discrète dont nous ne nous débarrassons pas depuis dix jours, sans fièvre, sans relief, sans effet.
Je courbe l’échine et le jour d’après je lèverai les yeux, je regarderai en l’air. Je respirerai.
JOUR 11 – Vendredi 27 mars
Onze jours… Jamais je n’avais imaginé que je resterai isolé des copains, de mes filles, de ma famille onze jours. Ce matin, un peu plus tôt que d’habitude, je suis sorti. J’ai hésité à le faire vers 5 heures, le jour n’était pas levé et j’aurais dû réveiller Pascale ; demain, je serai prévoyant. Photographier le lever du soleil, ça peut être beau, même en ville.
J’ai choisi le grand angle, le 18mm que j’aime tant et je suis parti vers le soleil, encore une histoire d’ombre. Au moins, je l’aurai dans mon dos, elle ne me gênera pas, je n’ai pas envie d’être sur la photographie. Je veux rapporter des rues vides, des voitures arrêtées depuis des jours, des murs silencieux.
Curieusement, ce matin, j’ai l’impression qu’il y a du monde, quelques personnes alors que j’avais la sensation de la solitude les jours passés. N’exagérons rien ; j’habite près de la gare, ce sont normalement de nombreux piétons qui se pressent autour de chez moi. Quelques voitures passent également, des artisans partent travailler.
Une copine dentiste s’est arrêtée pour me donner des nouvelles de sa sœur et de son époux, des amis touchés par le virus depuis dix jours. Je suis inquiet, elle me rassure comme elle peut.
Sur la grande route, plus bas, des voitures roulent encore, très espacées. Dans le monde d’avant, tôt le matin, il y avait toujours un embouteillage ; là, le silence. Je marche au milieu de la route, sans crainte.
Je me rends compte que toutes les personnes que j’ai croisées ce matin en allant faire quelques courses au bourg étaient en colère. Ma copine dentiste me raconta qu’elle avait dû découper des sur-chaussons de protection dans des sacs poubelles. « Ne sois pas malade, me dit-elle, ce n’est pas le moment d’aller à l’hôpital ! »
Le pharmacien était furieux de n’avoir pu livrer que cinquante masques protecteurs, une goutte d’eau, à la maison de retraite locale alors qu’on sait que le virus tueurs de vieux est déjà dans ses murs. Il n’a pas pu faire mieux, il n’en a pour son propre usage que dix-huit pour la semaine. L’hécatombe à venir dans le secret des murs et des portes closes ; les grecs anciens, eux, avaient le sacrifice glorieux !
Sa préparatrice, une ancienne élève adorable, est profondément en colère. Les autorités de santé ne la prennent pas en compte dans la fourniture des masques de l’officine ; elle n’existe pas, elle qui est au comptoir des heures par jour, sans protection, toujours gentille et souriante. Elle porte maintenant le masque de l’inquiétude. Son sympathique patron lui fournit une protection en prenant sur son propre quota, la quota pars, la part du sacrifice à nouveau.
Mon médecin de famille traverse la rue. Je le salue, on se connaît depuis des décennies. Nous faisons quelques pas ensemble à bonne distance l’un de l’autre. Il va bien, peu de patients viennent le voir, je suis surpris. Les gens ont peur de venir au cabinet médical. Lui aussi est en colère de l’impréparation des autorités alors que le confinement dure depuis bientôt deux semaines. Comme ce médecin urgentiste entendu hier, il dit que les choses doivent se faire mais que les comptes seront présentés à la suite. Ça me fait penser au Jugement dernier, à l’Apocalypse de Jean, à ce chant terrifiant : Dies iræ dies illa, solvet sæclum in favilla… Quelle terreur à venir quand le Juge apparaîtra pour tout examiner ! C’est une expérience de l’entendre, de le chanter, seul. J’aimerais que ce soit vrai, mais sans la fin du monde : qui sera « le Juge » ?
Je suis en colère. Ce matin mon gentil principal nous a envoyé un message demandant des volontaires pour la garde des enfants des personnels de santé. Évidemment j’ai pensé me proposer mais mon pharmacien m’a mis en garde : ne pas y aller, surtout ne pas y aller ! Maintenant, je fais partie des populations pour qui cela peut être dangereux, je serai sans protection, sans masque, sans rien pour me protéger.
J’ai eu le sentiment de lâcheté. J’ai répondu que je voulais bien y aller s’il manquait du monde, si les jeunes n’y allaient pas, la peur rationnelle de ramener cette saleté de virus et de contaminer ma famille pour le moment épargnée ; disons le simplement, la peur de la mort. Comment faisaient mon père, ses camarades, mon parrain et ses compagnons de résistance ? J'y pense souvent.
Nous sommes en guerre nous dit-on, et on nous offre simplement le choix d’être inconscients ou lâches.
Les rues sont vides ; les magasins sont vides ; des personnes forment des queues distendues sur les trottoirs. Les gens ont peur, ils sont en colère, mais ils ont peur. Moi aussi.
JOUR 12 – Samedi 28 mars
Aujourd’hui, c’est repos. Je fais une pause au collège, je ne vais pas sur l’ENT, je ne regarde pas mes messages. C’est le douzième jour de confinement et j’ai la sensation étrange d’être un survivant. Le virus ne passera pas par moi, enfin, pas tout de suite.
Les amis autour sont nombreux à être malades, certains sévèrement. Les sur-chaussons de ma copine dentiste n’ont pas suffi. Son tour est arrivé, elle a de la fièvre et est devenue une confinée dans le confinement. Elle habite une grande maison dans laquelle, m’a dit sa sœur qui va mieux, une limite sanitaire a été tracée. Je viens de lire que laisser les malades bénins à leur domicile entrainait la création de clusters familiaux. Un cluster, un mot musical, comme un coup de poing ; il faut que je réécoute le second concerto pour piano de Belà Bartók. Il y a de magnifiques clusters dans le deuxième mouvement.
Hier, j’ai fait mon quatrième atelier de philosophie avec des élèves de cinquième qui sont de plus en plus nombreux à y participer. N’exagérons rien cependant. Ils étaient huit ou dix à avoir réussi à se connecter. Comme d’habitude, j’ai cherché un sujet loin de nos préoccupations du moment et j’ai encore raté le coup. « Chers élèves, je vous propose de réfléchir à l’expression “Regarder quelqu’un” ai-je annoncé un peu sentencieusement, juste après leur avoir rappelé qu’il ne fallait pas qu’ils allument la caméra de leur ordinateur. Regarder sans voir, regarder en marchant dans des rues vides, regarder l’absence peut-être. Regarder quelqu’un, dans mes promenades quotidienne est devenu compliqué.
Pourtant, m’ont-ils dit, regarder quelqu’un c’est aussi « être intéressé par la personne », « prendre conscience de son existence et savoir qu’elle existe ». Regarder quelqu’un, c’est le regarder ont-ils fini par dire, formule tautologique d’une absolue justesse. 
Aujourd’hui, j’ai pris un 35mm, un objectif que j’aime. Je n’ai que des objectifs que j’aime en réalité. Celui-là, certains me le jalousent parce qu’il donne des flous d’arrière-plan particulièrement beaux. Il faut dire qu’en photographie on peut choisir ce qui sera net ou ce qui sera flou, tout dépend de la quantité de lumière qu’on fait entrer dans l’appareil photographique. Si beaucoup de lumière entre, la zone nette sera fine, quelques fois quelques centimètres à peine. Si peu de lumière entre, alors la zone de netteté s’allonge. On peut jouer avec cela, et chaque objectif réagit à sa façon, encore une question de point de vue. Le 18 mm qui m’a souvent accompagné depuis dix jours a tendance à rendre tout net. Il vaut mieux, il prend tellement de détails que si c’était flou, il n’y aurait rien à voir sur la photographie. Le 35mm, lui, permet une magnifique progressivité dans le flou. Celui que je possède a la particularité d’y conserver des détails. Relisez la phrase, c’est simple, il ne fait pas une bouillie, il laisse à voir. J’adore cela.
Aujourd’hui, j’en ai joué. J’ai laissé entrer plus de lumière que d’habitude dans l’appareil photographique. La zone de flou s’est allongée, j’ai photographié des perspectives. Je suis allé, nous sommes allés à la sortie du bourg, le long d’un bois et d’un champ. Toujours personne à regarder, juste des rues vides, marcher au milieu, trouver des perspectives, des alignements, fabriquer du flou, conserver des détails, regarder loin…
Un collègue m’a appelé, un ancien élève, vingt-huit ans en arrière. Il était un peu perturbé car sa pratique de la « continuité pédagogique » n’a rien à voir avec ce qui paraît se passer dans l’établissement : ne pas fabriquer du décrochage, aller chercher ceux qui y sont déjà. Il n’utilise que les outils que les élèves connaissent, YouTube en particulier. Pas de devoir, pas de note, pas d’évaluation, surtout pas en ce moment… il les a regardés, il a vu derrière, dans les détails du flou, dans cette zone un peu brouillée qu’il faut essayer pourtant de lire. J’ai reçu, quelques minutes après avoir raccroché, un long message destiné à l’ensemble de la salle des professeurs. « Élève, je me souviens de toi comme prof, m’avait-t-il dit, et tu étais en complet décalage par rapport à tes collègues ».
J’ai compris qu’il m’avait vu également. Sa lettre était certainement écrite alors qu’il me parlait mais débutant « illégitime », il n’avait pas encore osé l’envoyer. C’est étonnant. Le confinement nous éloigne les uns des autres mais parfois, il se produit des rapprochements inattendus. Les zones de netteté se déplacent.
JOUR 13 - Dimanche 29 mars
Treize jours que j’ai décidé d’essayer de rédiger un journal d’un confinement. Je ne sais pas ce que cela va donner, ni même si j’arriverai à tenir une distance que je ne connais pas encore, mais dans la rue aujourd’hui je me suis surpris à regarder et à saisir des photographies tout en écrivant des textes dans mon esprit. C’est nouveau ça.
Je me souviens parfaitement du jour où j’ai entendu pour la première fois de la musique dans ma tête. Ou plus exactement, du jour où j’ai compris qu’on pouvait lire la musique comme on peut lire un texte. Jamais je ne l’avais même cru possible. J’étais avec un maître très cher devenu ensuite un ami trop tôt disparu. C’était la première fois que je le voyais, rue de la Paroisse à Versailles. Je venais de me cogner violemment le crâne contre les étagères mal placées dans l’étroit couloir qui menait à son bureau. Tout le monde avait ri, je n’étais pas le premier à ne pas avoir baissé la tête assez vite. J’avais la sensation du ridicule, c’était mal parti !
Il m’avait fait asseoir, avait regardé surpris toutes les messes que j’avais transcrites à la main, des centaines de pages, un travail colossal. Des messes que personnes ne jouaient, une musique humble de maîtres de musique du 17e siècle, une musique que j’aime. Il avait critiqué gentiment le programme de mon prochain concert en souriant : un Gloria et un Credo ne s’enchainent pas ! Il avait bien senti que le mécréant que je suis ne s’y connaissait pas du tout en liturgie ! Il y a un ordre dans le culte qui correspond à une dramaturgie de la messe qui, si on le respecte en concert, fait naître de l’émotion. J’apprenais avidement. 
Il me tendit une partition copiée de sa belle écriture manuscrite : lisez ça me dit-il. Ma première réaction fut celle de la panique, pas de clavier, pas de diapason ! J’allais devoir faire semblant. Pourtant très vite la première quinte sonna : Ave Maria. La première voix n’était pas trop dure à entendre. La seconde, à la quarte, résonna également dans mon esprit, la troisième, la quatrième… merveilleuse musique qui se déroulait dans ma tête, que j’entendais comme un miracle, la gorge serrée. Benedictus fructus ventris tui… J’étais saisi d’émotion, comme un enfant qui apprend à marcher ou qui se voit pour le première fois entier dans un miroir : il rit, il éclate de rire, enfin, il est entier !
J’ai marché un peu plus loin que les jours précédents. Je voulais aller dans la partie la plus ancienne du bourg, le long du canal. J’allais outrepasser mon droit de sortie, comme un enfant qui dérogeait à la règle que ses parents lui avaient fixée : Ne va pas dans le bois, fais attention de ne pas tomber… Les rues sont toujours vides ; quand on croise quelqu’un, les regards se font suspicieux. J’ai croisé deux jeunes femmes. Elles descendaient la rue, le trottoir n’était pas bien large. J’allais galant ou vieux jeu m’écarter pour leur céder le chemin quand elles se sont brutalement écartées pour passer loin de moi en plein milieu de la route, très blessant. C’est la première fois que je me sens pestiféré.
Le canal m’a donné à voir une belle scène de la science batelière : une péniche a profité d’un étroit embranchement sur le canal pour effectuer un « demi-tour sur route » extraordinaire de précision. Je n’étais pas le seul spectateur, un cygne, quatre canards et un foulque assistaient à la manœuvre grandiose et délicate. Mais pourquoi donc un batelier a-t-il eu besoin de faire demi-tour ! Je ne pouvais imaginer qu’il s’était tromper de route au dernier feu tricolore !
Rue de l’ armonie. Tiens, une faute d’orthographe sur un panneau de rue ! Évidemment, le préposé aux panneaux de rue ne se trompe pas, quelqu’un avait gratté la peinture de telle sorte que le H disparait presque. Plus proche, la lettre paraissait inversée : quelque chenapan aura voulu faire une plaisanterie. J’en ai vu de telles bêtises enfantines dans des manuscrits. La première fois, c’était dans un bel antiphonaire, ou un graduel je ne sais plus, du 13e siècle, un manuscrit bénédictin venant de l’abbaye de Vauclair. Mais pourquoi donc cet évêque pendu dans la marge ? Le titre d’une messe de Nicolas Pacotat, un maître de musique de la fin du règne de Louis XIV, avait subi les outrages de quelque chenapan qui s’ennuyait à sa table de travail. Il avait transformé le Q et le V de Quatuor Vocibus en tête de Saint Denis pour la première, en M pour la seconde : Mocibus !
Je suis fasciné par de telles traces de vie. La page de Pacotat est un jour devenue une « scène de crime » lors d’un cours devant des étudiants. Qui a fait ça, pourquoi, quel fut le châtiment ? Je suis sûr que c’est un enfant le responsable. Je le sais, j’en aurais fait autant ! Il était assis depuis des heures sans sa tablette ou sans son téléphone, sans ordinateur, dans le froid de la salle à manger d’un maître de musique et en avait assez du lourd travail que ses enseignants lui avaient donné à faire depuis quinze jours. Il s’était amusé, avait dessiné un Saint Denis, s’était moqué ! Il s’était aussi mis à rêver, n’avait pas vu revenir son maître qui l’avait taloché. Pas de doute ! « Tu n’as pas fini ton travail et tu écris sur un livre de messe ? Tu sais combien ça coûte ? ». Pauvre gosse confiné dans un espace trop sérieux. 
Un de ces enfants surpris à rêvasser avait laissé sur la page sa punition du jour, peut-être : Mon dieu donnés moi la grase de bien apprendre est de corigés mes offens sil vous plé es pardonnes tout mes pesches sil vous plé et que je soi toutjour bien sage. Mon seigneur si vous voulé pardoné.
Faîtes que je sois bien sage !
Salle Jeanne d’Arc. J’y ai fait un concert avec des élèves, beau souvenir. Dans cette même salle, j’avais assisté dix ans avant à une partie des douloureuses obsèques d’une jeune élève. Sa famille était chrétienne maronite, la cérémonie fut tragique, éprouvante. Sortant à la suite du cercueil blanc de la petite, sa mère, tenue par deux femmes en noir, criait et apostrophait le « saigneur », les bras vers le ciel : « S’il te plait, c’est mon unique fille, ma joie de vivre, ma perle, rends la moi, juste une semaine, juste un jour… ! ». Sans ses deux acolytes elle se serait roulée par terre : dérisoire dramaturgie. Il n’a pas daigné répondre. J’ai détesté ce moment.
Mais heureusement, « Un radis pour tout ! » annonce la pancarte de l’association caritative religieuse locale. Je me suis surpris à penser : « un pour tous ? ce n’est pas beaucoup ! ».
Je marche entre des murs, au milieu de la rue, le silence est profond, les quelques personnes que je croise commencent à me regarder curieusement.
La vague arrive, les enfants sont enfermés, la tempête sera rude.


JOUR 14 - Lundi 30 mars
Ville fantôme – ville de fantômes.
Aujourd’hui c’est fête, deux sorties, une le matin, une en fin de journée, presque deux heures à arpenter les rues vides de la ville. Au-delà du silence et de l’absence d’êtres humains, ce qui me surprend le plus est la pureté du ciel bleu et limpide. Et l’absence également, la sensation qu’il n’y a personne ni dans les rues, ni derrière les murs que je longe. Il devrait y avoir des bruits, des signes d’existence, de présence humaine ? Et là, rien. Je me suis d’ailleurs attribué d’autorité le milieu des rues, je ne marche plus sur les trottoirs. Mais marcher de la sorte accroît l’étrange sensation de solitude. En trois quarts d’heure de promenade matinale, une seule voiture m’a fait dévier de mon chemin initial, sans un sourire. Le reste du temps, toute la chaussée m’appartenait. Je ne longe pas les murs.
Une idée me vient, surprenante : et si j’étais seul ? et s’il n’y avait plus aucune existence et qu’à part les oiseaux que j’entends, les quelques chiens qui aboient stupidement quand je longe leur clôture ? J’ai bien vu une femme sortant du camp des « gens du voyage » occupant le parking de la gare jeter dans l’herbe un liquide improbable. Je suis surpris, on les laisse là alors qu’en temps habituel on les aurait expulsés manu-militari. Ils sont relégués au fond du parking de la gare vide de véhicule.
Deux plots de travaux entravent le chemin. Pourtant, il n’y a pas de travaux, mais une serviette éponge est négligemment abandonnée sur la grille d’un jardin, à côté d’une porte d’appentis ouverte. Pas un bruit cependant. Une canette de boisson malsaine à un arrêt d’autobus : elle est là depuis plusieurs jours. Des paquets de gâteaux par terre, des poubelles le long des murs, finalement, la seule présence humaine est celle de déchets, de rebus. Une échelle ! quelqu’un est monté sur un toit pour voir plus loin ! quelle chance !
Surtout, je remarque les murs, les longs murs qui isolent. Le confinement n’est pas nouveau, les gens étaient préparés. L’un deux me paraît très récent. Ce n’est pas possible qu’on ait pu le construire en quelques jours, en deux semaines. Des prévoyants qui savaient que la catastrophe arrivait. À gauche, un chemin de terre, il mène vers un petit bois qui m’a toujours ému. Enfant, adolescent, il y avait derrière chez moi le « petit bois » qui était mon terrain de jeu favori ; j’y jouais à la guerre avec mes copains. Nous avions même des casques français (rares), américains (nombreux), allemands (très solide mais lourds) que nous trouvions dans le sol, dans les champs. On trouvait aussi des obus, des grenades, des cartouches. On jouait presque à la guerre en vrai.
Je suis entré dans ce petit bois d’adulte. J’y ai vu les mêmes chemins, les mêmes traces de mobylettes assurément bien plus modernes que celle que j’avais adolescent. Et puis, rapidement, des déchets qui n’étaient pas guerriers, des pneus usagés, des ustensiles de cuisine. Et un arbre magnifique, une envie irrépressible de le prendre en photographie. Quelque chose qui me paraissait vivant.
Je suis sorti du bois pour m’apercevoir que j’avais transgressé la loi. les promenades dans les massifs forestiers sont maintenant interdites. Je ne voudrais pas jouer sur les mots, monsieur le Préfet, mais êtes-vous seulement venu un jour dans ce petit bois d’adulte ? l’appeler « massif » me paraît un peu excessif.
Et toujours des poubelles, des sacs de rebus jardiniers, des murs longs. L’un d’entre-eux, à nouveau, me paraît vraiment récent mais il est barré d’une cicatrice qui attire mon œil. C’est une chose intéressante à prendre en photographie d’autant plus que le mesure de la lumière est particulière, il faut que je pense à rentrer la lumisphère de mon posemètre pour tenir compte de l’angle que fait le soleil avec la surface éclairée. Un truc technique, la loi de Lambert et je ne sais qui, mais c’est très efficace. Je prends une photo, je rectifie la verticalité de mon appareil photographique. Je retiens mon souffle, bloque mes coudes et … miracle, à l’extrémité du mur, au moment où j’appuie sur le déclencheur apparaît, inespéré, un promeneur solitaire. Il est là, entre les murs et un poteau électrique, me voit prendre une photographie, fait demi-tour, trop tard. Je l’ai saisi, la photographie miraculeuse, l’instant décisif de Cartier-Bresson comme on en a rarement : appuyer juste au bon moment, quand l’homme saute au-dessus de la flaque d’eau, quand le vélo passe au bas de l’escalier torturé, quand le promeneur tourne à l’angle du mur blanc.
Mais il a fait demi-tour. Je me suis relevé, stupéfait de la rencontre improbable. J’ai repris possession du milieu de la route et je suis reparti. Il attendait certainement quelqu’un, à l’angle de la rue. Il a fait mine de ne pas me voir. Personne ne voit personne en ce moment, c’est horripilant. Moi, je dis bonjour. Si, tout de même, cette jeune fille que j’ai croisée quelques minutes plus tôt. Elle m’a dit bonjour, elle promenait son chien. Elle a fait le même circuit que moi, dans le sens inverse, je la croise à nouveau, elle me salue une seconde fois, nous échangeons quelques mots souriants.
C’est cela que je crains, le confinement. Des gens ont fait découper de larges lettres en carton à leurs enfants. Le vent ne les a pas toutes arrachées et on peut encore lire : « restez chez vous ! » Non, ne restez pas chez vous chers enfants, chers élèves. Il faut continuer à voir le monde qui devra changer mais que vous devrez inventer. « Un étranger, vient de me dire un élève de sixième lors du dernier atelier de philosophie, c’est quelqu’un qui est comme nous, mais qui vient d’un autre territoire ». Le confinement a réduit les « territoires » comme tu dis cher élève. J’ai peur que le territoire ne se réduise à la clôture, au mur autour de chez nous, aux cloisons qui permettent pourtant de tout entendre.
Bientôt, il va falloir abattre les murs, il va falloir refaire du groupe, du sens, de la vie.
Back to Top