JOUR 15 - mardi 31 mars
Troisième semaine d’un confinement. Aujourd’hui, j’ai eu envie d’aller plus loin, d’explorer des parties du bourg dans lesquelles je n’ai pas marché depuis des années. Il faut dire que j’habite sur les hauteurs à quelques pas de la gare, dans une zone non inondable. Car Esbly est une bourgade qui subit très régulièrement les affres de la Marne qui la longe, à l’entrée Est en direction de la grande ville. Évidemment, comme souvent, les déshérités habitent ces quartiers difficiles à vivre, pour l’essentiel des manouches et des gitans sédentarisés. Ils ont fini, pour beaucoup, par y construire une petite maison mais leurs caravanes sont toujours visibles dans leurs arrières cours, leurs jardins et leurs petits champs qu’ils cultivent encore.
La grande route était plus fréquentée que les jours précédents. Je crois que je suis sorti un peu plus tard, les camionnettes d’artisans, les petites voitures m’empêchaient la plupart du temps de marcher où je voulais et me reléguaient sur les trottoirs. Je n’y étais pas le seul. J’ai croisé de nombreuses femmes africaines emmitouflées dans des étoffes colorées et parlant chantant leurs langues si belles, chaussées de pauvres sandalettes, portant et tirant des gros sacs encore vides et des cabas à roulettes. À la sortie d’Esbly sont relégués les pauvres, les immigrés sans papier et sans toits y dorment.
Pauvres hères qui ont quitté leur pays dangereux pour risquer leur vie sur des mers hostiles et arriver dans des pays inhospitaliers. Ici, on les met dans des hôtels de bas étage, des hôtels du 115 comme disent les assistantes sociales. Et ces femmes admirables, comme leurs consœurs restées au pays, continuent à marcher pour aller chercher la nourriture de leur famille. Elles marchent des kilomètres pour aller dans les petits magasins du bourg. Souvent j’en ai fait monter dans ma voiture pour les emmener dans leur hôtel jaune, à la sortie de la ville, au-delà de la Marne.
Après avoir traversé le ru qui avait lui aussi débordé il y a quelques semaines, je suis entré dans ces terres de relégation. Les poubelles que je vois depuis des jours étaient toujours sur le bas-côté des rues sans trottoir ; des énormes conteneurs entravaient le passage. Ils avaient permis aux habitants, comme tous les ans, de se débarrasser de ce que l’eau avait endommagé. Tous les ans ou presque le même fléau, une inondation, parfois plus. Il y a deux ans, la maison d’une élève fut inondée à sept reprise en l’espace de deux mois. Comment vivre dans une telle insécurité ?
Et si nous vivions, depuis quinze jours, un temps biblique ? Et si cette épreuve était celle d’une fuite, celle d’un exode à venir ? Nous devrons sortir de notre monde délirant et destructeur, il va falloir reconstruire mais nous ne voulons pas le reconnaître. Alors les signes apparaissent et nous disent de nous mettre en marche. L’eau du sang des pauvres, le feu des canicules récentes, les nuées de l’air polluée… Que nous envoie ce virus qui s’abat sur nous comme la peste sur les animaux ou les ulcères sur les humains ? La peur de ce qui va suivre : les ténèbres ? la mort des premiers nés ? Pâques est proche.
Hier, une élève m’a envoyé un mot d’excuse pour avoir été absente de l’atelier de philosophie auquel elle était pourtant inscrite. « Pardon monsieur, j’étais dans le jardin avec mon père et je n’ai pas vu le temps passer ». Charlotte, quelle merveilleuse excuse, tu ne pouvais pas faire mieux. Je te laisse réfléchir au sens de cette phrase apparemment anodine que tu m’as écrite. Je ne peux en tout cas pas du tout t'en vouloir d'avoir oublié de sortir de ton jardin, surtout si tu y étais avec ton père. Je pense même que tu y auras appris beaucoup plus de choses que pendant cet atelier. Continue à le cultiver ce jardin, tu en auras besoin, tu seras de la génération qui devra reconstruire sur des ruines immenses, qui devra inventer un nouvel humanisme.
J'espère que tout va bien pour ta famille et pour toi. Ta présence me fait du bien.









JOUR 16 - mercredi 1e avril
Seizième jour, je n’en reviens pas. Cette habitude de faire une promenade matinale est devenue un besoin. Il me tarde, en me levant, de prendre mon appareil photographique et d’aller me promener.
Aujourd’hui, j’ai décidé d’aller sur l’autre versant du bourg qui est coupé d’Est en Ouest par le canal de la Marne et par la voie de chemin de fer. Cette démarcation passe au plus bas de la ville : au nord, la ville bourgeoise qui s’est développée sur le coteau au-dessus de la gare, le versant ensoleillée, le plus agréable ; les parisiens venaient ici y construire leur maison de campagne, j’en habite une maintenant. Au sud, les constructions récentes, de piètre qualité pour la plupart. C’est dans ce quartier sud que nous nous sommes d’abord installés, Pascale et moi, jeune couple, jeunes enseignants.
Voyage dans le temps, comme s’il fallait revoir les choses. Tiens, ils nettoient les chaussées ! Les ombres sont rasantes sous le soleil du matin, les détails sont très nets et l’eau pas encore sèche dessine des motifs ; est-ce qu’il y aurait quelque chose à nettoyer ? En tout cas, la sortie sera graphique.
Le bourg est traversé rapidement, je remonte la route que j’ai tant de fois arpentée à pieds il y a plus de trente-cinq ans. À droite, je ne prends pas le chemin du collège où j’ai enseigné si longtemps. Je sais que c’est par là que je reviendrai. La maison de retraite semble vide ; des chaises de jardin sont renversées sur la terrasse comme si on avait fui un malheur prévisible. Je vais tout droit. Je vais retrouver les lieux où j’ai promené pour la première fois un enfant, Mathilde ma fille aînée, un parc ou plutôt une pelouse avec ce banc. Mathilde y a fait de la luge, petite, tirée par son père.
Je croise la rue où nous avons habité. Un autre temps. Je rejoins le chemin que j’empruntais pour aller au collège. Je le fais calmement, un peu surpris d’apprendre que Debussy est un vendu. Pourtant il avait combattu la musique allemande qualifiant injustement les opéras de Wagner de ferblanteries en peaux de bête ! Le trait d’humour est habile, mais il est injuste. « L’Or du Rhin » me fait frémir, mieux que « Game of Thrones » ou « le Seigneur des Anneaux ». L’ouverture de Tristan est une des plus belles choses que j’ai entendues. Un mystère, de ces œuvres que j’écoute inlassablement en me posant toujours la question : pourquoi est-ce si beau ?
Une amie de mes parents, Madeleine, m’avait un jour acheté un requiem, un disque étonnant pour un adolescent de treize ou quatorze ans qui aurait plutôt apprécié les Beatles. Mais les quelques premières secondes me fascinèrent et forgèrent, je crois, le reste de ma vie. Je les ai écoutées à n’en plus finir, dix secondes, quinze tout au plus : mais pourquoi ? Pourquoi cette émotion ? Cette beauté ? je ne le sais toujours pas. La « Missa pro defunctis » d’Eustache Du Caurroy fut la première partition ancienne que je demandai le jour où je mis les pieds à la bibliothèque nationale pour la première fois.
La mort du commandeur ! Il faut connaître cette seconde particulière, celle qui suit la coup d’épée fatal que Don Giovanni porte au père de Donna Anna. Une seconde d’éternité où l’homme comprend qu’il va mourir, où le meurtrier stupéfait réalise son geste, un cri retenu : « A soccorso » le malheureux succombe, les triolets qui pourraient être drôles s’ils n’étaient tragiques, le battement d’un cœur qui va s’arrêter, le souffle descendant du vieillard agonisant, les deux cors à l’octave, une note longue, si longue. Et ce « A » si bref qu’il n’en finit pas. C’est incompréhensible de beauté, j’ai écouté ce moment des centaines de fois, pleurant parfois, les larmes aux yeux souvent. Merci la vie de pouvoir aimer cette musique.
Il me fallait à peine cinq minutes, à travers le lotissement, le long du cimetière qu’il fallait longer, pour aller au collège. J’ai hésité à aller voir les copains et les copines qui y reposent déjà. Le mur sert depuis toujours aux graphistes débutants et aux écrits amoureux des collégiens en fleur. « Pas comme … certains !!! » dit un graffiti énigmatique. Mais qui est amoureux de Morgan ? Il a écrit avec cette pâte correctrice blanche qui sert normalement à effacer les erreurs sur les copies. Là, c’est petit, mais c’est fait pour rester ; les amours adolescentes sont toujours éternelles. Je n’aurai la réponse qu’un peu plus loin, en passant sous le passage protégé : « Thomas = Morgan » : aucun doute, même correcteur blanc : Thomas est amoureux.
Au loin, un attroupement, je réalise que c’est devant le magasin de pompes funèbres et je tressaille. Pas déjà ? L’actualité reprend le dessus, les images des funérariums en Chine. Ici, c’est trop tôt et je reconnais certaines des femmes croisées la veille le long de la grande route, dans le froid, portant des cabas et des gros sacs. Le magasin a fait place au centre de solidarité communal, les restaurants du cœur ; nous compterons les victimes du virus couronné à la fin. Je passe devant, vaguement inquiet tout de même.
Peut-être est-ce pour cela que j’ai hâte, tous les matins, de me promener, de penser le texte que j’écrirai ensuite. Et j’ai peur de ne pas pouvoir le faire si un jour la maladie passe les barrières de mon confinement. Écrire, tous les jours, comme une preuve que je suis encore en vie, que je peux me souvenir.













JOUR 17 - JEUDI 2 AVRIL
Mauvaise nuit, manque de sommeil, l’immobilité relative, l’horizon invisible me pèsent. Il fait encore froid ce matin, les arbres en fleurs vont certainement souffrir ; est-ce que nous aurons des fruits l’été prochain ? Je sors encore une fois avant de me mettre à mon bureau.
Nous avons passé une grande partie de la soirée dans une discussion confinée derrière nos ordinateurs avec Chloé, Clément et François, des membres du groupe des photographes d’Alternatiba – Paris, à reconstruire le monde, ou plutôt à essayer d’en construire un nouveau. Tant de destructions, de ruines.
Ce matin, j’ai choisi d’aller vers le nord. Je le connais bien, je m’y promène souvent, j’y habite. J’ai regardé hier sur une carte les limites aux promenades que le confinement m’impose. J’ai été surpris par l’étroitesse de l’espace qui m’est autorisé. Je ne peux pas sortir du bourg, au-delà je suis en infraction. C’est pourtant là-bas que j’irai, vers cette petite route maintenant interdite à la circulation qui mène au plateau dominant la vallée vers Meaux d’un côté, vers Roissy de l’autre. Ce qui me fait envie, c’est l’horizon, autre chose que des murs, que des rues vides, regarder loin. Ce confinement est difficile, tout cela paraît tellement absurde.
Hier, j’ai eu une longue conversation avec mon ami Sébastien qui est comme un frère mais sans la culpabilité familiale. Nous nous connaissons depuis bientôt vingt ans et nos analyses se croisent et se confirment souvent, une communauté de pensée qui fait du bien et qui réassure quand les temps sont difficiles. Lui y met une délicatesse et une poésie dont je suis incapable ; ses écrits, ses poèmes en témoignent. Peut-être suis-je plus militant, plus abrupt dans ma réflexion mais si nos colères diffèrent dans la forme, elles se rejoignent sur le fond : l’humain d’abord, sa logique, prendre soin, être attentif, lire l’autre, le comprendre, le rassurer… Pour nous, on verra plus tard. Tout ce que nos hommes politiques indignes ne nous montrent pas en ce moment.
Ma promenade me fait passer devant des portes fermées, cadenassées, des routes quasi barrées d’avant le confinement. Tiens, ici on dirait qu’ils ont prévu qu’on devait conserver une distance de sécurité pour ne pas diffuser le virus couronné : il y a trois zones de croisement, ne nous touchons pas. Je m’amuse à prendre des matériaux de chantier en photographie ; pas grand intérêt sinon que de vérifier combien mon objectif de 18mm est efficace et allonge les perspectives ; il donne la sensation du lointain, peut-être est-ce pour cela qu’il m’est indispensable depuis quinze jours. Je m’aperçois qu’il y a une tache dans le ciel en développant la photographie : un avion au loin, un des rares que l’on peut voir dans la journée. Il forme un petit point blanc, presque un défaut, je le laisse.
La sortie du bourg est à nouveau signalée par des poubelles. Leur nombre rythme mes promenades tous les jours. L’horizon n’est pas ce que je cherchais, je comprends pourquoi j’ai eu envie d’aller là-bas, ce matin, un peu plus loin que ma zone de liberté. Du plateau, on distingue au lointain les étangs et les observatoires à oiseaux, « les olivettes », où j’aime emmener Naïm mon petit-fils. Il adore ça mais c’est inaccessible pour le moment. Cette promenade est un rituel qui nous appartient, un moment d’intimité et de tendresse. Je le hisse sur mes épaules, il me réclame tout de suite deux choses : un caillou qu’il prend dans une main et dès que nous atteignons les arbres, une feuille ; il ne les perdra pas de toute la promenade !
Je le pose à terre devant l’entrée de l’observatoire en bois. Là, heureux et fier, il court se cacher, il joue à cache-cache avec moi, à se faire peur et à prendre courage. Les oiseaux doivent savoir quand nous sommes là, nous devrions être plus discrets. Puis, je le porte aux fenêtres étroites qui s’ouvrent sur l’étang, il sort le bras par les ouvertures pour me montrer les rares volatiles à avoir résisté à nos jeux un peu bruyants ; je sais, ce n’est pas bien, il apprendra. Quelquefois, il imite les foulques – un « poin » un peu ridicule –, ou les moineaux – un « cuicui » discret qu’il susurre entre ses dents.
Cette promenade me manque.
Il y avait, cinquante ans en arrière, une immense propriété en haut de la côte. Elle fut vendue en parcelles, l’ancien portail reste sur le trottoir comme une relique qu’on protège. Je m’aperçois combien ce quartier est ennuyeux. Il n’y a guère de différences entre le moment où il était censé être vivant et ce temps suspendu de confinement. Comme avant, il n’y a personne dans les rues, les maisons sont bordées de murs ou de haies sombres et silencieuses. On peut seulement voir, en haut d’une ruelle montante, au-delà d’un jardin un peu pentu, la plaine au loin et la voie rapide dont on entend le bruit diffus.
Je vais faire une étoile, cette promenade m’ennuie. Il suffit pour cela de fermer le diaphragme de l’objectif, de mettre le soleil face à l’appareil photographique à travers un feuillage ou en partie caché par un arbre, un mur, un toit, tout ce que l’on veut, et de déclencher. Il faut ensuite s’en remettre au hasard, prendre plusieurs photographies, il y en a toujours une qui réussit. Cette étoile fait toujours de l’effet, un truc de débutant ; celle d’aujourd’hui est discrète.
Il faut que je rentre, je dois me mettre devant mon ordinateur et répondre aux demandes de participations à l’atelier de philosophie du jour. Hier, les sixièmes ont réfléchi à « l’imagination ». Encore une fois, je n’ai pas réussi à me mettre à distance de ce que nous vivons : « On peut connecter nos imaginaires, cela peut nous amener dans un autre monde, se raconter des histoires ». Ils ont aussi anticipé notre discussion du soir : « Quand on veut changer d’univers, on peut le faire dans sa tête grâce à l’imagination ». Ça a résonné, raisonné dans ma tête lors de la discussion du soir.
Penser l’avenir, d’abord les deux prochaines semaines où nous serons en vacances. D’abord ne plus être enseignant mais tenir debout, le montrer, le faire savoir à ces enfants avides d’imaginer un monde d’après.
« Jusqu’aux rives de mondes, des enfants jouent » écrit Tagor.

¢ Jean-Charles Léon

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JOUR 18 - VENDREDI 3 AVRIL
Aujourd’hui, enfin il ne gèle pas. Espérons que les arbres fruitiers n’auront pas trop souffert et que nous aurons des fruits cet été. Le ciel est couvert sans être menaçant. Cela va changer la photographie, la simplifier, je ne me ferai pas d’ombre à moi-même.
J’ai fini la journée d’hier tellement fatigué que j’ai craint un temps avoir attrapé ce virus. Une bonne nuit m’a remis sur pied et ma promenade du matin se fait d’un bon pas. Je vais aller dans un endroit que je connais peu, les bords de la Marne, plus exactement d’une branche morte du Morin, un ru qui a pris des allures de marigots. C’est à nouveau à la limite de mon espace de confinement. Je vais aller en pleine zone inondable, pas de danger, la Marne a retrouvé son lit depuis quelques semaines.
J’ai marché jusqu’au bout, il y avait un champ et à nouveau des poubelles marquaient la limite.
Le paysage est totalement différent. Les rues s’appellent parfois sentier ou chemin, témoignages d’un temps où il fallait quitter les voies carrossables pour y accéder. Elles sont zébrées d’un nombre impressionnant de fils électriques ou téléphoniques en tout genre qui forment un entrelacs et des courbes parfois curieuses dans le ciel. C’est un signal fort à Esbly ; le fil disparaît d’abord dans les quartiers les plus favorisés et plus il y en a, plus l’endroit est populaire.
Je retrouve un peu l’atmosphère du quartier des cheminots de Laon, ville où je suis né et où j’ai passé mes vingt premières années. Les petites maisons ouvrières à faux colombages étaient reléguées derrière les lignes de chemin de fer, les jardins étaient fermés des mêmes clôtures en béton. Certaines maisons avaient d’abord été construites en planches de bois larges recouvertes d’un bitume gras noir épais. Le père d’une copine avait fini par construire sa maison de parpaings à l’intérieurs des murs en bois qu’il avait fini par abattre ! aucun permis de construire, il était fier de son tour de force.
Il y avait également des équipements formidables où je passais mes vacances ou mes week-ends : une piscine ouverte, un terrain de football sur lequel j’ai eu mes heures de gloire comme gardien de but. Mon père venait me voir jouer le dimanche matin, j’adorais cela. Le quartier des cheminots était aussi celui d’une fête foraine très populaire ; tout le monde y courait, elle paraissait énorme. Les petites rues peu étaient peu fréquentées, nous y faisions des courses de vélo et de mobylette ; je ne comprends toujours pas comment nous n’avons pas eu d’accident.
Ici, à Esbly, un promoteur local a construit une piscine en bord de Marne au début des années cinquante. J’irai peut-être en voir les ruines mais c’est un peu loin de ma zone confinée. Il n’en reste que les bassins en béton et quelques bouts de plongeoirs rouillés, des blocs sanitaires sans fenêtre. À l’époque, appelait ce lieu la plage d’Esbly, on s’y baignait, ou on plongeait dans la Marne. Les maisons semblent souvent faites de bric et de broc, au gré des ajouts, des agrandissements plus ou moins légaux. Il reste un bout de terrasse avec des chaises et une table en métal confinées dans l’espace étroit entre la clôture et le mur. Est-ce que quelqu’un a dormi dans cette cabane construite dans un arbre ?
C’est le dernier jour avant les vacances. D’habitude, je les attends avec grande impatience, j’ai besoin de ces coupures complètes avec mon métier. Mais aujourd’hui ce n’est pas pareil, la culpabilité de ne plus être là pour les élèves pendant ces quinze jours. L’écran n’interdit pas le transfert et j’en ai subi des tas depuis trois semaines. Une élève de sixième terminait toujours ses messages par « gros bisous ». Aujourd’hui, elle semble aller mieux, elle a fini son message par « portez-vous bien ».
L’écran n’interdit pas le transfert ! Freud n’aurait pas renié cette phrase. Les élèves viennent chercher autre chose dans ces ateliers, ils me le font savoir. « Ça fait du bien » ! Et ce n’est pas le confinement qui a créé cela. Un jour, le dernier jour de classe avant les vacances d’été, l’un d’entre-eux m’a dit : « c’est la dernière heure, monsieur. On fait un atelier philo ? ». J’aurais attendu une demande de jeux, de rien.
Hier, déjà, ils m’ont posé la question des vacances ; l’atelier était terminé mais les discussions continuaient comme une nécessité d’être ensemble. « Monsieur, ne nous laissez pas tomber ! ». Je suis enseignant, je ne suis pas le sauveur du monde. Je n’enseignerai donc pas, je ne ferai pas cours, tout juste irai-je regarder de temps en temps ce qu’ils me rendent par messagerie interposée. Mais encore la culpabilité. Je crois qu’elle mène le monde. Est-ce que nous ne sommes pas dans une situation exceptionnelle qui demande des postures qui sortent de l’ordinaire ? Je vais « ouvrir » ma classe virtuelle un jour sur deux ou peut-être tous les jours la deuxième semaine des vacances, pour ceux qui ont envie d’être là, juste pour donner une présence. On visitera peut-être un musée, une exposition, je leur montrerai peut-être des photos mais rien d’autre, rien de scolaire. Ça leur fera du bien. D’ailleurs quand je lis les sujets que nous avons traités depuis quinze jours, je me dis que ça me fera du bien aussi, une attache à une normalité : L’amour, L’imagination, Un étranger, Le courage, Regarder quelqu’un, Le bonheur, Le corps, Être fort, Rêver.
Aujourd’hui, je vais leur proposer « être regardé ». Ça fera écran.

¢ Jean-Charles Léon

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JOUR 19 - SAMEDI 4 AVRIL
J’ai passé une partie de la nuit avec un petit enfant qui avait fait un cauchemar et qui s’était réveillé, qui avait besoin d’être porté. Je l’ai pris dans mes bras dans la chambre de sa mère fatiguée, je l’ai emmené sur le grand canapé au loin pour ne pas gêner le sommeil de celles qui dormaient dans la maison. Naïm est très beau, de grands cils qui soulignent son regard perçant. Allongé à côté de moi, il me tenait la main ou plutôt il avait posé la sienne sur mon bras, ébauchant des dessins d’enfant sur ma peau avec ses petits doigts. Mes filles, tous les enfants font cela et ça me donne la sensation qu’ils explorent l’autre : ici s’arrête son corps, ici commence l’espace qui est entre lui et moi et je vais un temps l’abolir.
J’ai passé une ou deux heures à le bercer et le détendre, à lui chanter des chansons, le regarder dans les yeux avant de le reposer dans son lit. Un jour, une élève de douze ans participant à un atelier de philosophie a dit : « Si on ne nous regarde pas, on n’existe pas », le sens profond du regard sur l’enfant, l’infans. Un bébé tout seul, ça n’existe pas disait avant elle Winnicott. Quand je regarde Naïm, je plonge mes yeux en lui comme si nous nous donnions la main ; rien d’autre n’existe, nous sommes l’univers.
Ce sont des moments de calme et de quiétude que j’aime.
Ce matin est le premier jour de ces curieuses vacances. Je sors à nouveau avec un objectif de 18 mm que j’aime tant et je crois que je vais me baisser. Je vais me mettre à hauteur des yeux d’un enfant, d’un tout petit enfant. Hier, j’ai vu Naïm s’allonger pour regarder la chienne. Ils sont drôles tous les deux dans leurs jeux d’attirance et de crainte. Quand Naïm est sur sa voiture qu’il fait avancer très vite dans un bruit de plastique, elle se cache, ce n’est plus de son âge canonique. Mais elle ne s’éloigne pas trop, on ne sait jamais, le gâteau qu’il tient parfois dans sa main pourrait tomber, ce serait dommage de rater une occasion. Parfois même, elle s’approche doucement et happe habillement le biscuit. Elle ne lui a jamais fait mal. Ils ne sont jamais loin l’un de l’autre, tout juste a-t-on réussi à apprendre à l’enfant qu’il ne faut pas donner de coups de pied et qu’une caresse, c’est doux. Quand il n’est pas là, la vie n’a plus d’intérêt, elle dort.
Je vais donc me mettre à hauteur d’enfant, tout au plus trente ou quarante centimètres de haut pour la plupart de mes photographies, parfois moins, longer les murs comme si j’avais besoin d’un appui. Cela va prolonger les perspectives, tout va s’éloigner, ce sera graphique. Les trottoirs donnent de belles lignes, les ombres sont dures ce matin et les prolongent vers la lumière. Au centre de la ville, un reste d’affiche m’intrigue d’abord et me met en colère ensuite : « …doit dire non… ». Je sais qui doit dire non ; c’est le préfet. Il doit dire non à un projet absurde de décharge dangereuse non loin de chez moi. Évidemment il a dit oui, ravi de pouvoir le faire sans opposition dans la rue : la stratégie du choc. Je pense que tout cela se payera un jour.
Je traverse le bourg pour me diriger vers le stade de football, rue Garrigou, une gloire locale vainqueur du tour de France de 1911. J’ai eu en classe son arrière-petite-fille. Sur un stade, il y a des lignes, les lisses, les tracés sur le sol, les poteaux, ce sera facile. Je me penche toujours, je revois mon père me regardant jouer, critiquant le gardien de but que j’étais et dont il était fier. J’étais grand pour mon âge, plutôt bon joueur et j’effrayais les plus petits qui avançaient vers les buts. J’aimais cela, la responsabilité particulière du gardien. Je détestais l’ambiance imbécile qu’il y avait derrière mes buts – on dit aussi la cage –, une semaine sur deux. On jouait alors « à l’extérieur » et les spectateurs prenaient un plaisir sadique, vulgaire et grossier à essayer de déstabiliser le gardien de l’équipe ennemie, l’agonisant d’insultes, de crachats parfois. Ça m’a fait arrêter ce sport pourtant magique : faîtes l’expérience, laissez tomber une boulette de papier au milieu d’une salle d’attente, tapez dedans, les gens esquisseront un sourire et voudront jouer avec vous.
Tiens, il n’y a pas de poteaux de rugby ! Cela aurait fait de belle lignes fuyantes dans le ciel bleu. J’y ai joué également quelques mois avant d’être rudement blessé – une épaule –, et de comprendre qu’il me fallait choisir entre la musique et cette brutalité magnifique ! Je conserve une émotion vive pour ce sport.
Le retour se fit toujours à hauteur d’enfant ; l’immeuble longeant le canal a pris des allures de paquebot vu d’aussi bas. Toutes les distances paraissaient infranchissables, les grilles des caniveaux des obstacles redoutables. Je savais que j’allais passer à côté d’un confiné obsessionnel, sur la grand-route. Il y a là un immeuble où vit un homme accoudé. Il est toujours là à sa fenêtre ouverte regardant le boulevard et la place de la mairie, énorme certainement obèse, sûrement impotent. Le confinement change peu pour lui, seulement l’ennui du vide de la rue.
Je marche à hauteur d’enfant, tout paraît grand, je longe les murs, je me baisse, juste aujourd’hui, comme un repos. Demain, je regarderai en l’air, je serai debout, pour Naïm.










JOUR 20 - DIMANCHE 5 AVRIL
Aujourd’hui dimanche je sors avec un petit téléobjectif, un 100mm que j’adore en portrait de studio, pour voir loin. Comme toujours, je me donne une contrainte, je ne veux pas voir un rameau, une branche, un bout de cheminée, une présence humaine, rien ! Cela dit, c’est plutôt facile en ce moment. Aujourd’hui, je regarde en l’air ce qui n’est pas simple. D’abord, ne pas tomber ; c’est ma spécialité, je trébuche facilement, un reste de jeunesse sportive qui m’a laissé une cheville délicate. Ensuite ne pas se faire renverser par une voiture ; il y en a peu, ce serait vraiment ridicule, j’aurais honte.
Et que voit-on en l’air ? Des fils téléphoniques, électriques, des poteaux, le ciel. Je vais photographier ce qu’on regarde peu, dans ma zone de confinement.
Ici il n’y a pas ces superpositions verticales de fils qui formaient comme des partitions qui peut-être inspirèrent Olivier Messiaen. Beaucoup d’amas, de poteaux identiques supportant également l’éclairage public. Le ciel est bleu, pas un nuage. Qu’est-ce qui se dit dans ces fils qui passent au-dessus de ma tête ?
La distanciation sociale n’existe pas. On essaye de nous le faire penser en ces temps de confinement mais je n’y crois pas ; c’est une invention libérale qui décrète que la relation n’est qu’interindividuelle et qu’il suffit de ne pas voir les gens pour qu’on soit socialement loin d’eux. Ils ne croient pas à la société, leur prêtresse le disait il y a quarante ans : « La société n’existe pas. Il y a seulement des individus et des familles ». Terrible phrase de quelqu’un qui n’a rien compris à l’être humain. Je me souviens des agonies des dix irlandais morts de faim pour les autres dans la prison de Maze, en Irlande du nord. J’avais vingt-un ans, je commençais à peine à enseigner, et nous suivions tous les jours le funeste décompte des jours de grève de la faim : combien de temps un être humain pouvait-il tenir sans manger ? On a eu dix réponses. J’ai bu un verre de whisky irlandais quand elle est morte.
Quel livre emmèneriez-vous sur une île déserte ? Quel morceau ? Chacun connaît cette question à laquelle les occidentaux répondent souvent la Bible. Le livre des livres. Je pense qu’un japonais ou un esquimau répondraient autrement. La Bible, j’en ai lu de très larges parts, j’en ai fait chanter, les psaumes, le Cantique des cantiques qui est un de mes textes préférés, l’Apocalypse… Toute l’œuvre de Bach ? Pas la peine, j’en connais par cœur des pans entier, les œuvres pour orgue comme un monde qui se construit, les Passions, les Cantates ; l’Actus tragicus est tellement beau, ces flûtes à l’unisson ! Mais ce serait oublier les sonates pour piano de Beethoven ou les symphonies, Don Giovanni, les Concerti pour piano, la sonate pour violon de Chostakovitch que j’ai découverte récemment, le Sacre du printemps et son sublime sacrifice final, les Kindertotenlieder que j’ai tant de mal à écouter : trop d’émotions.
La question est biaisée, et surtout, elle n’a pas lieu d’être.
Nous ne serons jamais une île déserte même au plus profond du confinement et je crois intensément que jusqu’à notre dernier souffle nous aurons besoin de l’autre. Nous ne sommes pas une île déserte car nous sommes faits de tous ceux que j’ai rencontrés, de tous ceux qui nous ont rêvés un jour alors que nous n’étions pas encore nés, et de tous ceux qui peut-être penseront à nous au temps d’après ; nos accompagnants internes, nos copains du dedans. J’aime aller sur la tombe de mon père, dans un cimetière de Picardie. Pour le voir et lui parler. Pour voir également la tombe de ses parents. Il y est écrit familles Léon, mon grand-père, Balitout, ma grand-mère, et Massera, un inconnu pour moi jusqu’à ce qu’une lointaine et très vieille cousine me raconte l’histoire.
Primo Massera était un italien immigré d’avant la deuxième guerre mondiale. Il était seul, sans famille et un jour de vieillesse s’en est plaint à mes grands-parents, gens du peuple s’il en était, comme lui l’ouvrier agricole italien. Il avait peur de vivre sa mort dans la solitude. « Viens, lui ont-ils répondu, il y a une place dans notre tombe, tu seras le bienvenu ». Je ne sais pas dans quel ordre ils sont partis. Le premier fut mon grand-père. Qui ensuite de Primo ou de ma grand-mère l’a rejoint ? En tout cas, quelle leçon d’humanité me donnent encore mes grands-parents. Je n’avais pourtant pas dix ans quand ma grand-mère est décédée. D’eux aussi j’ai reçu le mot copain que je préfère à celui d’ami. Mon père l’utilisait beaucoup, il avait beaucoup de copains, celui avec qui on mange le pain.
Les fils me racontent des histoires. Tiens, ici les conversations sont policées, ils ne se croisent pas, tout est bien rangé ; certainement ennuyeux. Là c’est tragique ; le fil arrive à un maigre poteau hors d’âge et s’y arrête : ça ne mène nulle part. Pire même, là, plus rien ne vient. Quant à celui-ci, il y a des nœuds dans les conversations, de l’humain ! Qui pourra débrouiller tout cela ? Les oiseaux aiment s’y poser même si je les ai dérangés. Un couple se sépare à mon arrivée, elle, lui, qui sait, part à tire-d’aile. Ici, on éclaire sérieusement, l’endroit doit être d’importance. Là, la colombe regarde de haut, Monteverdi : « Ego dormio, et cor meum vigilat », je dors et mon cœur veille. Écouter Monteverdi.
Il y a quelques mois, rendant à nouveau visite à mon père, j’ai eu la surprise de voir une plaque nouvelle sur la tombe de mes grands-parents : famille Massera, Primo, Émilienne, Simone, Sylvie. Primo était là et ailleurs ; quelqu’un, loin, se souvenait de lui et avait fait l’effort de venir le voir et de le relier à son passé. Ma famille s’est élargie, quatre nouveaux prénoms ; le confinement n’y pourra rien, je ne serai jamais une île déserte.











JOUR 21 - LUNDI 6 AVRIL
Aujourd’hui, fin de la troisième semaine de confinement, à mon habitude, je fais ma promenade du matin. J’ai décidé d’aller vers le vieux bourg, autour de l’église. Il fait bien meilleur que les jours passés, il ne gèle plus, la marche est agréable.
Il n’y a pas grand monde, la place de la gare est déserte, peu de voitures. Un panneau de béton manque dans la clôture le long des voies de chemin de fer. On imagine un confiné neurasthénique qui aura voulu s’échapper, prendre la tangente et qui se sera enfui par le trou lumineux dans le mur.
Entre les vieilles maisons, des petits chemins très étroits ; je ne m’y aventure pas, ils mènent souvent aux grilles fermées de jardins privés, des cul-de-sac. Sur un mur vers la petite église du 16e siècle, il y a un curieux graffiti : deuss ! il n’est pas vraiment lisible. Ça fait longtemps que je voulais photographier la barrière du centre social et ses enfants confinés dans un espace de fer. Ce n’est finalement pas très joyeux comme porte d’entrée.
Je sais où je veux aller. Il y a non loin une roulotte maintenant inemployée. Elle appartient à un vieux monsieur qui l’a utilisée quand il était jeune. Je lui ai parlé, il aime nourrir de croutes de pain sec les canards, les cygnes, les mouettes et les foulques qui se baignent dans le canal. Sur le toit de sa roulotte, il y a une improbable sirène qui tient ce qui tient un téléphone portable. Tout cela semble en plastique et respire la pauvreté.
J’aime beaucoup entendre le chant des oiseaux depuis trois semaines que je me promène. L’un d’entre-eux en particulier attire mon attention ; quelle que soit la lisière du bourg que j’atteins, il y a un bois et j’entends marteler un pivert. C’est un rythmicien hors pair, une régularité parfaite. Une dizaine de coups très rapides, crescendo puis decrescendo comme dans un rebond, à peine une seconde à chaque fois, rarement deux. Ca me fait irrésistiblement penser au son des instruments en bambou, les Angklung balinais ou les bambous pilonnant des îles Salomon.
Imaginez un cadre de bois sur lequel est fixé un morceau de bambou taillé en biseau et qui peut coulisser. Le son est produit par le secouement du cadre. Chaque instrumentiste tient au mieux deux angklungs, un seul s’il est volumineux. L' angklung grave est particulièrement beau, profond ; il semble venir de la nuit des temps. Le son de l’angklung est bref, un coup sur un bambou. Si on veut jouer une note longue, il faut prolonger le secouement du poignet pour faire durer la note, un jeu de pivert. C’est un instrument éminemment social : on ne peut pas jouer un morceau seul, on doit être à plusieurs chaque musicien ayant la responsabilité d’une ou deux notes. Tout seul, on n’existe pas et la musique construit un monde. D’ailleurs, Bach disait la même chose : « j’ai fait de ce compendium de monde mon tombeau » : un monde parfait.
Les bambous pilonnant en sont un autre exemple merveilleux. Il s’agit là de faire sonner un bout de bambou en le lâchant sur une pierre ou un gros galet sur lequel il rebondit. Il faut alors le rattraper adroitement tout en lâchant un second bambou. Certaines personnes virtuoses en jouent trois dans chaque main, et un à chaque pied, huit bambous accordés. Le plus souvent, c’est un ou deux. Là encore il faut être nombreux pour pouvoir jouer un morceau, chaque instrumentiste ayant la responsabilité d’un nombre restreint de notes. On peut aussi les jouer face à face, en frappant violemment le bambou que le vis-à-vis tient fermement au-dessus de sa tête : ne pas rater son coup. Le son est tellement violent que souvent on n’entend pas les paroles chantées en même temps, la guerre évitée par la culture !
Les femmes jouaient les bambous pilonnant pour encourager les hommes qui partaient à la pêche ; la moindre faute de rythme ou de note pouvait avoir une conséquence néfaste sur la qualité et le nombre des captures. Un son sec, comme une main qui tape sur l’eau et attire les poissons. Ça me rappelle la scène finale d’un de mes films préférés, « Les sept samouraïs » de Kuruzawa. Les paysans victorieux se regroupent dans la rizière, il est temps de planter l’avenir. Les femmes sont en ligne, les hommes portent des instruments de musique et entonnent un chant qui va rythmer le travail douloureux. Chacun prend sa part et nulle doute que la fatigue envahira aussi les musiciens à la fin du dur labeur.
Les élèves me l’ont dit : ils veulent du groupe, intensément. Un atelier de philosophie, c’est bien, on apprend grâce aux autres alors que le professeur reste silencieux. Ils m’ont même dit qu’ils préféraient les ateliers du confinement à ceux que nous faisons en classe. En classe, on a le regard des autres, c’est moins stressant en classe virtuelle. Les autres font peur quand le groupe n’est pas apaisé, et c’est rarement le cas au collège. Quand travaillerons-nous réellement sur le groupe ? Combien d’enseignants réalisent leur rêve ? Trente relations individuelles et plus de « gestion de classe » ! Vous vous trompez je crois, chers élèves. L’atelier virtuel est mieux car il répond à votre demande de dehors, d’ailleurs, de groupe. La classe ne le peut plus, elle est loin, inaccessible pour le moment.
Il est temps de rentrer. J’évite la route qui va vers le soleil. Elle sort de ma zone de confinement, chance, elle mène au collège ! Il me faudrait marcher trop longtemps. Les arbres semblent lever leurs bras au ciel. Une supplique ? Une prière ? faîtes que cela continue comme cela, le calme, pas d’avion, pas de bruit, pas de voiture. Restez chez vous semblait crier une petite fille ou un petit garçon avec des lettres fixées sur la grille du jardin, vous me faîtes peur ! Viens donc lance le pivert qui martèle le tronc pour attirer l’autre.
Je crois que je continuerai à sortir et à chercher l’autre. Comme lui, j’ai la tête dure.








