JOUR 22 - mardi 7 avril
Entamons la quatrième semaine. J’ai calculé que mon territoire faisait 3,14 km2 ! Je prends environ cent photographies par sortie, j’en sélectionne une dizaine environ pour le moment soit dix pour cent. J’ai donc saisi plus de deux mille photographies, conservé environ deux-cents. C’est beaucoup ! Mais si je rapporte au temps moyen, disons 1/250e de seconde, alors j’ai photographié huit secondes en vingt heures de déambulation. Robert Frank, dont le livre The americans est un modèle, un chef d’œuvre, avait pris plus de vingt-deux mille photographies en deux ans pour n’en conserver que quatre-vingt-six couverture comprise soit un ratio de 0,39% ! Attention, Frank photographiait en 1957 et 1958 en argentique. Il n’empêche, je crois que je vais réduire ce nombre à la fin.
Quelle fin ? J’ai beaucoup regardé en plan large, il faut peut-être se concentrer sur des détails, sur des choses toutes petites. Et puis, la répétition des sorties commence à me peser, comme une obligation qui me permet de tenir mais que j’ai peur de lâcher, j’ai ma fierté. J’ai donc choisi de sortir avec un objectif, aujourd’hui un 50mm macro encore une fois magnifique, et une contrainte photographique : géométrie. Un objectif contraint si je puis dire. Il fait beau, je vais devoir penser petit, étroit, proche aussi, lignes, courbes. L’objectif macro permet de photographier de tout près quelques fois moins de trente centimètres.
Les premières photographies sont tout de suite décevantes. Les formes florales de certaines clôtures n’ont aucun intérêt et je mesure mal la lumière. Il me faut toujours quelques minutes pour m’échauffer, me mettre en route, aiguiser mon regard, faire mes gammes. Une première forme me fait sourire, comme un personnage qui fait des altères. Il faut trouver un motif géométrique et le neutraliser en le plaçant sur un fond neutre. De toute façon, même avec une ouverture relativement importante, l’arrière-plan des photographies sera flou car je suis très proche du sujet choisi. C'est technique la photographie, comme la musique.
C’est curieux comme tout cela fait sens : l’arrière-plan est flou quand on est proche, un objectif contraint, mesurer la lumière… aujourd’hui, je suis en colère contre ceux qui regardent de trop près sans voir qu’il y a un fond flou. J’ai appris que certains enseignants de mon établissement, à l’encontre des décisions ministérielles pour une fois acceptables, ont décidé d’organiser un oral de brevet qu’ils feront passer sous la forme d’un contrôle continu. Comment peut-on prendre une décision aussi absurde ? D’abord, me calmer, réfléchir, en parler à d’autre, je suis trop proche du sujet, ne pas réagir compulsivement, il faut faire une mise au point avec un cadrage parfait. 
Encore une fois le groupe, faire confiance au groupe et interroger les copines et les copains des Cahiers pédagogiques. Première réaction : « Les parents leur faire bouffer cet oral bidon aux profs ! ». C’est brutal, mais c’est ce que je ferais si j’étais parent d’élève. Et puis, ce n’est ni l’esprit ni la lettre de ce qui est préconisé. Et le stress post-traumatique ? dix à quinze pour cent de la population devraient en être atteints. Combien chez nos élèves ? Un oral masqué d’un brevet sans importance paraît dérisoire au regard des enjeux humains qui se posent et se poseront. Pulsion d’emprise, un fantasme pédagogique. Merci les amis, j’étais envahi par cette décision absurde, j’y vois plus clair maintenant.
Il va falloir développer. Les photographies que je prends n’existent pas tant que je ne les ai pas développées. En argentique, il fallait utiliser des produits chimiques, réfléchir aux durées d’exposition du papier, passer les mains sous la lampe pour masquer certaines parties qu’on voulait plus sombres ou plus claires. En numérique, le fichier qui sort de mon appareil est, dit-on, brut. Il est décevant, sans contraste, mais il contient toutes informations numériques possibles si j’ai réussi mon exposition. La photographie que j'ai prise n'est pas figée, elle possède le potentiel de toutes les images que je peux imaginer. Ce qui se passe devant mon écran d’ordinateur est, comme pour l’argentique, une interprétation de ce que j’ai photographié. Je peux choisir de favoriser les tons clairs, les tons sombres, les hautes lumières, utiliser la couleur, le noir et blanc, enlever des détails,… Une magie opère, mes yeux voient.
Trois bandes, je savais que j’aimerai le résultat final, trois textures, trois aplats différents, surtout ne pas montrer ce qui est derrière. Une courbe, un point, des lignes, j’aurais peut-être pu faire attention à ne pas superposer une verticale avec la courbe. À la mémoire… en hommage… on pourra laisser aller son imagination. Il ne manquera pas de sujet à qui rendre hommage dans les semaines qui viennent. Deux angles rudes, un bâtiment au fond. Disons-le tout de suite, c’est une école et sa grille menaçante. Un nœud de métal : j’aimerais bien le dénouer, je crois que je vais le velouter, l’adoucir, une caresse.
Un moucharabieh, il n’est pas très élaboré, tant pis. Il est dans une rue que je découvre. J’avais toujours envisagé cette voie comme étant sans issue. Pourtant aucun panneau ne l’indiquait. Comme je ne regarde pas au loin, j’y suis entré et surprise, j’y ai découvert des lieux magnifiques, et une sortie. Trois formes géométriques qui s’incrustent l’une dans l’autre. Au développement chercher à supprimer certaines textures ; cela va aller à l’encontre de mes habitudes photographiques. Il me manque le cercle. C’est pourtant simple, il y en a partout autour de moi, tous ces panneaux d’interdiction. Des ombres, plus ou moins denses, surtout la dernière, je les ai vues tout de suite, j’aime.
Y voir clair, regarder, mesurer la lumière, développer, chercher le détail et des formes dans le chaos, s’engager dans une voie sans issue pour trouver une sortie. La photographie m’emmène loin, me fait voyager, je ne suis pas confiné.
JOUR 23 - MERCREDI 8 AVRIL
Aujourd’hui, je sors masqué ! je vais au bal, « tu ressembles à Zorro sans l’épée ! » m’a dit le légumier dans un éclat de rire derrière son masque rose. J’ai mis un foulard que je remonte quand je ne veux pas qu’on me reconnaisse, je sors masqué, je vais prendre des gens en photographie. C’est la première fois que je vais le faire en ces temps de confinement, mettre un sujet humain dans le champ de mon objectif, mettre un sujet humain mais… masqué. Je vais tous les masquer, je vais les rendre flous. Facile, il faut juste faire en sorte qu’il y ait peu de profondeur de champ à la prise de vue, que la zone de netteté dans la photographie soit réduite. Oui, mais… pour avoir une faible profondeur de champ, souvent le photographe ouvre son objectif. Ça a le résultat escompté mais ça détériore sérieusement la photographie ; c’est comme ça, une mode, on ouvre comme des fous et ensuite on le regrette.
Donc, je vais faire autrement, je vais prendre une ouverture adéquate pour le très bel objectif que je sors, un 35mm qui fabrique des flous d’arrière-plan très beaux. Je vais photographier des objets proches, une mise au point tout près de moi. Le fond éloigné sera naturellement flou mais on verra des trucs dedans, des humains flous, des humains masqués. Je vais même faire des bouts d’humains, des pieds, des corps sans tête.
Je mets un masque, celui qui me fait personnage de théâtre, au bal des masqués, rencontrer d’autres masques qui me regardent avec des yeux noirs. Qu’est-ce qu’il fait donc à genoux devant la bouche d’égout ? J’ai décidé de photographier des bouches d’égout avec des personnages de théâtre qui masquent leur bouche, dégout ! Non, vous ne me démasquerez pas ! J’adore les jeux de mots laids.
E viva la liberta chantent les trois masques et Don Giovanni dans une des scènes les plus extraordinaires de l’opéra, du monde et de l’univers, le final de l’acte 1 ! Trois danses dissonantes, aux rythmes différents qui se superposent, pour les nobles un menuet ternaire, pour les villageois une contredanse, binaire, une allemande enfin. Frappez donc trois pulsations d’une mains pendant que l’autre en frappe deux et vous verrez. Pourtant ce n’est pas difficile quand on connaît le truc mais ça occupera votre confinement. Évidemment, cette dissonance rythmique ne peut pas tenir et ça se finit mal pour le séducteur qui doit fuir en désignant un faux coupable, son valet, Leporello, celui qui prend toujours les coups, son double pendant la cavatine.
C’est ça les grandes œuvres, celles qui peuvent être réinterroger à l’aune de la modernité. Tiens, un camion de la voirie qui passe juste à côté d’une bouche d’égout, c’est pour moi ; il y a plein de choses à nettoyer. Un coureur à pied masqué passe à sa suite, miraculeux, en moins de dix mètres, deux photographies exploitables. La dame en haut de la passerelle n’a pas eu le temps de faire un mouvement, j’étais tapi contre le mur, je l’avais vu arriver montant la volée d’escalier de l’autre côté, je m’étais préparé. Elle tourne et je m’en vais, trop tard, je suis masqué ! La rue principale du bourg est un peu fréquentée, le boulanger, le légumier, le vendeur de tabac. Devant la pharmacie, une croix sur la plaque de fonte, quelqu’un passe ; facile. Plus loin le frangin (j’aime bien ce mot que mon père utilisait) du légumier finit de décharger le camion. J’ai le temps de me préparer, faire la mise au point sur la petite trappe ronde et une photographie de plus. Pourtant, ce matin, j’étais parti très inquiet de la contrainte que je me suis imposé.
Ce qui est bien avec le confinement, c’est que les gens font la queue dehors, sur le trottoir. Alors, devant la banque, deux personnes. Je sais que je vais aller vers le canal maintenant. Il y a des gens qui courent, j’espère juste encore trouver une bouche d’égout. Un banc ; ça c’est obligatoire. Don Giovanni a rompu les gestes barrières deux fois pendant l’opéra. En essayant de séduire Donna Anna ce qui a précipité la mort du Commandeur atteint du corona virus, pardon, d’un coup d’épée sublime, et quand il a exercé ses charmes sur Zerline, une soubrette. Ça se passe sur un banc, ils chantent chacun leur tour la même phrase, ils sont chacun de leur côté. Puis Don Giovanni recommence, là ci darem la mano, et Zerline de répondre la seconde moitié : Là mi dirai di si. Elle cède, elle qui pourtant partait pour sa noce avec le pauvre Masetto, elle se rapproche, crescendo, ça devient intense et tout à coup… ils chantent à la tierce, l’un sur l’autre ! L’une des scènes les plus cochonnes et délicates du répertoire.
Je tiens mon banc, des reliefs d’humain à côté, une poubelle, parfait, c’est bien l’époque, il va falloir nettoyer sérieusement. Une femme arrive en courant, je me retourne, une plaque, deux photos, sur la seconde, elle aborde son virage et penche légèrement. Parfait, une photographie en mouvement, j’adore. Plus loin, un couple adorable, trois chiens, ils se tiennent la main : Laci darem la mano encore une fois ? Non, un couple légitime. On a rigolé, ils ont trois chiens, pourraient sortir trois fois mais ce sont de bons citoyens. Lui dit quand même qu’il a l’impression de se retrouver dans les années 70 quand les képis contrôlaient tout le monde tout le temps. Ça ne va pas durer, on va regarder tout cela à la fin du confinement, finit-il par dire.
Don Giovanni est le seul personnage qui ne chante pas de grand air, malgré son omniprésence, il rompt les codes, il accumule, il empile, il fait  catalogue… Je me souviens de l’écrit de l’agrégation, un sujet miraculeux sur cet opéra, une citation, la préface de « le Cru et le Cuit » de Lévi-Strauss, l’angoisse du spectateur quand il voit le trapéziste vaciller : adéquation entre le mythe et la forme dans Don Giovanni ! 
Notre époque est en adéquation avec elle-même qui construit des poubelles, des bouches d’égout, des masques qui voudraient faire taire, submergée maintenant de tout ce qu’elle a détruit. Marrant, un des symptômes du virus couronné, c’est la perte des gouts !
Bientôt, on va augmenter la profondeur de champ, on va vous démasquer, il va falloir faire tomber les masques. Espérons.
JOUR 24 - JEUDI 9 AVRIL
Nouvelle journée, nouvelles photographies, nouveau texte. J’ai décidé de photographier des routes qui divergent, des carrefours, des choix multiples, des possibilités non saisies, des chemins de traverse… aucun doute en partant, le 18 mm sera parfait. C’est le type d’objectif qui sert normalement à faire du paysage, les grandes plages, l’océan, la mer, la montagne, le grand air, le temps d’avant la grande catastrophe… Zut, je divague. Revenons à mes 3,14 kilomètres au carré circulaire. C’est une nouvelle mesure que je viens d’inventer. Je crois qu’on y est, la quadrature du cercle, on n’est pas sorti de l’auberge.
Le 18 mm a un avantage désavantageux. Je m’explique : il tord la réalité, il la déforme, il éloigne, met de la distance. Sauf qu’on peut le comprendre autrement cet objectif. Le 18mm allonge les perspectives et permet de voir loin, avec un angle de plus de cent degrés, c’est énorme. J’ai d’ailleurs hésité à me le faire offrir pour mon changement de décennie à cause de cela : est-ce que son emploi ne sera pas trop restreint ? Est-ce qu’il n’est pas trop spécialisé ? Aucun regret. C’est celui que j’utilise le plus depuis que je ne peux plus voir loin, celui qui révèle la distance, une merveille. Il donne de l’importance au premier plan et allonge les perspectives ? Parfait, il faut voir loin à partir de ce que l’on vit en ce moment.
Donc des croisements et à chaque photographie je dois prendre une décision, à droite ? à gauche ? quelle direction prendre ? quelquefois, le croisement mène à une impasse, il faut que je fasse attention, le chemin est bouché, il faut faire un choix. La lumière est très dure, il fait déjà beau, la plage dynamique des scènes photographiées est très grande. Le soleil est levé, il est juste au-dessus des toits, éblouissant. Les appareils photographiques modernes ont du mal avec les lumières violentes. En proportion, la quantité de lumière admissible au temps de l’argentique était quatre fois supérieure à ce que les capteurs modernes peuvent supporter. Je vais vers le sud, le soleil est souvent de face, il faut tricher et surtout bien mesurer la lumière.
Car la photographie, c’est uniquement ça, trouver la bonne dose de lumière. La musique aussi se résume à quelque chose d’aussi simple ; c’est juste une corde qui vibre, corde physique comme celles de la guitare, du piano, ou colonne d’air pour l’orgue, la voix, pareil pour les percussions. C’est juste une vibration et le reste en découle. Gênez la vibration et vous ne pourrez rien faire de sérieux et de qualité. D’ailleurs, allons plus loin, la pédagogie, c’est juste… un enfant qui apprend. Ne pas le gêner, ouvrir sa « patence » ou plutôt ne pas la fermer, il l’a en lui et la porte, de la dentelle, de la délicatesse.
Faut-il mesurer pour l’ombre ou les hautes lumières ? Qu’est-ce qui m’importe de voir dans telle scène : ce qui se cache tapi dans l’ombre ? Alors ce qui sera en pleine lumière sera tellement lumineux qu’on n’en verra pas les détails. Si je choisis les hautes lumières, ce qui brille, l’ombre disparaîtra dans une nuit impossible à éclairer. Longtemps j’ai appelé hautes lumières et basses lumières aigu et grave ; trop d’aigu dans cette photographie, trop de grave, pas d’équilibre, on ne voit rien, tout est brouillé, ça sonne faux. C’est comme une habitude, une déformation professionnelle, parfois ça me reprend. La photographie et la musique se rejoignent, je n’ai pas l’impression d’avoir changé de pratique artistique : favoriser l’équilibre, favoriser ce qui permet à chaque partie du spectre d’exister, favoriser les voix intérieures.
Les arbres projettent leurs ombres sur le point rond du rond-point. La direction de l’équipement a voulu faire un jeu de mots avec nos rues, bravo ! Le canal, le pont suspendu au-dessus, un pont modeste mais beau, et le chemin de halage : trois voies possibles mais elles me font sortir de ma zone de confinement, je vais faire demi-tour pour aller vers l’ancien moulin maintenant délabré de la petite ville. 
Je savais que j’allais y trouver là une belle lumière, le soleil dans la canopée, des arbres qui tendent les bras, des ombres nettes. Une femme vient de la lumière. Elle voit mon appareil photographique qui fait drôlement sérieux ; elle tient son téléphone. « Vous allez pouvoir prendre de belles photographies » me dit-elle souriante mais à trois mètres, on ne sait jamais. Elle ajoute que la lumière est magnifique, elle met en valeur les gouttelettes de rosée qui n’ont pas encore eu le temps de s’évaporer. Je connais ce chemin, elle a raison mais là encore je suis à ma limite, comme si la foudre me menaçait si je faisais encore dix mètres.
« Je photographie des carrefours ! ». Ma réponse l’a surprise. Oui, je préfère photographier l’absence pour pouvoir imaginer. Je lui montre qu’il y a trois chemins possible d’où nous sommes et que dans cinquante mètres elle pourra faire encore un choix. Je fais un peu vieux sage, elle m’écoute. J’ajoute qu’elle peut même être sur la photographie ; je précise de dos car les gens n’aiment pas être reconnaissables. Je réalise en écrivant ces mots qu’elle a changé de direction suite à notre courte conversation. Elle venait vers moi, elle est repartie d’où elle venait, semblant hésiter : à droite ? à gauche ? Un fin liseré lumineux dessine sa silhouette sur la route, c’est ce que je voulais. Les arbres lui montrent la direction.
Don Giovanni n’a pas changé de direction, il n’a pas changé de chemin, la transgression jusqu’au bout. Le plus beau cris de la musique est celui que pousse Cesare Siepi dans l’interprétation très ancienne et magnifique que j’écoute tout le temps. « Dammi la mano in pegno ! » lui dit le commandeur revenu du monde des morts ! « Eccola » lui répond l’homme libre, la voici, puis le cri : « Ohimè ! ». Siepi le fait précéder d’un cri véritable, rauque, du plus profond de sa douleur ! « Penditi », repends-toi, lui intimera le commandeur « No », non, jamais… Il s’enfonce dans les feux de l’enfer, un autre cri.
Il nous faudra refuser les deux directions de l’enfer et du renoncement, Thanatos. Il va falloir faire des choix de chemin à prendre, vers le soleil, les arbres, sortir de l’ombre, en pleine lumière, Éros doit gagner, la vie.
JOUR 25 - VENDREDI 10 AVRIL
Ainsi commencent les Lamentations de Jérémie.
Il ne faudrait pas oublier que nous sommes dans le Triduum pascal, ce temps suspendu où on attend le retour de celui qui n’est plus, de quelque chose en tout cas. Qu’on ne se méprenne pas, je n’ai ni le début ni la fin de ces convictions qui devraient être d’un autre temps, mais la liturgie catholique qui a accompagné mes années de recherches et de concerts m’émeut profondément. Spécialement le temps pascal, à cause de cette musique tellement belle que François Couperin a composé à la fin du règne de Louis XIV, ou celle de Charpentier, ou de De Lalande.
Temps du passage, de la construction d’un monde. Aujourd’hui, j’ai fait des tours et des détours. J’ai décidé de photographier des portes, des fenêtres, des ouvertures, et comme je connais particulièrement bien mes 3,14 kilomètres carrés circulaires depuis que je tourne en rond, je savais où j’allais. Un fenêtre attire mon œil depuis plusieurs jours ; elle est munie d’une grille imposante qui déborde sur le trottoir, tout est cadenassé autour. Aujourd’hui, le soleil donne dans la pièce qui est en contrebas de la route et je vois un peu l’intérieur protégé. La glycine est en fleur sur le mur.
Demi-tour, je reviens sur mes pas pour une porte proche de chez moi. Surprise, celle qui est à côté est murée, un cadavre de porte, bien plus intéressante. Je n’y avais jamais prêté attention. Qui a bien pu passer par là ? C’est elle que je prendrai en photographie, celle qui fut et qui n’est plus. Je sais que j’irai ensuite voir une maison cloitrée. Les Lamentations ont d’ailleurs été composées sur le récit du siège de Jérusalem par l’affreux Nabuchodonosor. Une population confinée, puis capturée, pillée, la dévastation. Je suis convaincu que nous vivons la fin d’un monde qui continue à se débattre. Comment cette ville, autrefois si peuplée, est-elle maintenant abandonnée et déserte ? 
Une porte insignifiante, en bois, qu’a-t-on versé sur le trottoir ? Le mur est abîmé, l’humidité est difficile à combattre dans le bourg, trop d’eau, trop souvent. Et cette fenêtre à bandeau, je crois qu’on appelle cela comme ça. Difficile à prendre, le soleil tape dur sur la partie basse du mur, le bandeau est dans l’ombre d’un balcon. Et une voiture gène, je ne peux pas vraiment me placer comme je le veux. Elle est poussiéreuse, une voiture immobile depuis plusieurs semaines, confinée elle aussi. 
« Plorans ploravit in nocte », elle pleure toute la nuit mais cette peste moderne est presque sans cadavre. Tous les jours le décompte macabre, le nombre de morts dans le monde entier. À New-York, on creuse des fosses communes, mais on ne voit rien. Le deuil est à peine privé, la mort est à peine visible, concrète pourtant. La peur, la nuit, se réveiller avec un mal de crâne qui fait craindre la fièvre ; non, rien. J’ai mal dormi. Mais Couperin est inexorable. Cette musique fait partie de celle dont on sait qu’elle ne pourrait pas être autrement, parfaite. « Plorans, ploravit… » écouter le soir, l’un contre l’autre dans la pénombre, la même émotion recommencée depuis tant d’années, expérience de tendresse ineffable. 
Le Triduum Pascal, trois jours d’attente de l’annonce de la résurrection. Trois jours d’obscurité. J’ai hâte d’être à demain car je sais que j’écouterai le « Miserere » d’Allegri. Pas celui qu’on écoute habituellement, cette pâle version du 19e siècle avec cette note aiguë dont on se pâme et qui n’est pas grand-chose. Non, celle que Jean, mon ami disparu il y a maintenant plus de vingt ans, a reconstituée à partir des sources vaticanes. Il m’a montré la partition originale qu’il avait eu en main, enfin une copie, le nom d’Allegri figure sur la partie d’alto. Imaginez-vous dans la chapelle Sixtine, tôt le matin, il fait encore nuit, mâtine. Progressivement, on a éteint les uns après les autres les chandeliers et dans la quasi totale obscurité ce chant divin s’élevait. Les chantres improvisaient des vocalises complexes sur un canevas séculaires. C’était le seul moment de l’année où l’on répétait à la chapelle pontificale. On répétait pour trouver la perfection des voix, celles qui s’accordaient le mieux, sublime moment. Est-ce que les officiants étaient alors tournés vers le Jugement dernier de Michel-Ange ? Psaume d’affliction : aie pitié de moi. 
J’ai entendu les répétitions qui ont précédé l’enregistrement du disque de mon copain Bernard, lui aussi disparu. Ça commence à faire beaucoup.
Sous le pont, une porte en piteux état, recouverte de graffiti ; est-ce qu’elle sert encore ?
J’ai trouvé le portail que je cherchais. C’est là que je voulais aller. Je me souvenais parfaitement de la chaine et du cadenas bien visibles, j’avais oublié la plaque de rue, sur le pilier droit : rue de la liberté. Une porte fermée, un cadenas, un confinement… une plaque ironique. Deux fenêtres identiques l’une à côté de l’autre. Le volet de l’une des deux est clos, comme un clin d’œil. J’aurais bien aimé pouvoir les mettre sur une seule photographie, mais là encore une voiture m’en empêche. Je n’ai pas assez de recul, je ferai deux photographies. On me verra dans celle de droite, je suis en plein soleil. Plus loin, une porte parmi les plus anciennes de la commune, un bout de portail. À côté, une porte de garage, un chasse-roue, au fond une maison.
Une autre porte de garage, elle m’a fait sourire. Est-ce que son concepteur s’est rendu compte qu’il recopiait les proportions de la Jérusalem céleste ? quatre ventaux, chacun d’entre-eux divisés en trois parties, la troisième munie de trois fenêtres. Le monde terrestre et les quatre points cardinaux, la trinité. Bon, faut pas exagérer quand même, on peut faire dire n’importe quoi n’importe où ! C’est juste une porte de garage et j’ai volé la photographie en passant mes mains à travers la grille. 
Chaque leçon égrène des lettres hébraïques, Aleph, Beth, Guimel,… et à chaque fois une vocalise délicate, un chapelet, fervent. Dire les mots pour construire un monde, pour construire le vide qui va avec, la béance, le sens que l’on cherche tous. 
Incipit lamentatio…, ici commencent les lamentations. Non, elles doivent finir, il n’y aura pas de sauveur cette fois.
JOUR 26 - SAMEDI 11 AVRIL
Samedi Saint, vingt-sixième jour de confinement, je vais regarder en l’air. C’est bien le moment, je pense, normalement il va se passer quelque chose là-haut demain au plus tard ! Il y a, dans la salle du Chapitre de l’abbaye de Fontevraud, une fresque de l’Ascension qui m’a toujours fait rire par sa belle naïveté. Je sais, demain, c’est la Résurrection, pas l’Ascension, mais ça prépare le grand voyage, la grande transformation du monde. Il apparaît aux romains, aux femmes, mais tout de même, si j’ai envie de regarder vers le ciel pour tenter de voir sa culotte, j’ai le droit. Donc, à Fontevraud, le Christ montant au ciel est représenté entrant dans les nuages ; on ne voit plus que le bas de sa robe mortuaire et ses pieds en éventail qu’on a envie de chatouiller.
« Par la sainte culotte du Christ » est mon juron favori. C’est une citation tirée d’un grand film donc j’ai le droit et l’absolution de la culture. Elle est prononcée par Sean Connery dans l’un de mes films préférés : « L’homme qui voulut être roi » de John Huston d’après une nouvelle de Rudyard Kipling. Deux anciens militaires britanniques décident d’aller faire fortune dans un pays imaginaire, le Kafiristan, qu’on imagine bien être l’Afghanistan ou le Pendjab. C’est un chef d’œuvre d’humour, une histoire d’ascension qui tourne mal, une allégorie sur le pouvoir, la domination, l’amour. D’ailleurs, Sean Connery prononce un autre juron magnifique : « Par les breloques d’Hercule » que j’aime aussi prononcer quand il n’y a pas de public.
Je me demande si ce n’est pas Desproges qui prononce cette phrase.
Je vais regarder en l’air, j’ai ressorti le 18mm, je vais me coller aux façades et photographier le ciel. Ce sera simple à condition de trouver les bons endroits ; je pense que les maisons en meulière typiques de la région ne s’y prêteront pas. Il faudra aller dans les parties plus récentes de la ville, des façades lisses, graphiques. Si je n’ai guère de doute sur l’effet que produiront les photographies, j’ai des craintes sur la mesure de la lumière. Regarder vers le ciel expose toujours au risque de se brûler les yeux, les ailes, de tomber. Mon posemètre me sera utile, mais ce n’est pas simple.
C’est cela qui me plaît dans cette période, la lumière a pris le pas sur les ténèbres. La nuit est plus courte que le jour de plus d’une heure et demi. Aujourd’hui, j’ai de la chance, il y a des nuages, cela donne une texture aux ciels, pas uniquement un aplat bleu comme les jours passés. Le bow-window moderne de trois étages de la résidence que je longe pour descendre au bourg est ma première prise. Le joint de caoutchouc trace une ligne obscure jusqu’aux nuages qui ont la bonne idée de se refléter dans les vitres. Une autre avancée vue de dessous donnera elle aussi un résultat satisfaisant.
La passerelle qui permet de traverser les voies de chemin de fer n’offre pas de point de vue intéressant, enfin, vue sous cet angle contrairement au curieux lampadaire qui est de l’autre côté. Je n’avais jamais remarqué qu’il n’avait ni vitre ni lampe et qu’il n’éclaire rien du tout. Les balcons de la façade du centre-ville sont bien plus intéressants. Ce matin, il n’y a encore personne, les gens sont confinés ou écoutent le Miserere d’Allegri. Excellente idée.
C’est une pièce qu’on connaît mal. Elle a été composée par un compositeur d’exception dans une période faste de la chapelle pontificale. Les chanteurs s’appuyaient sur un canevas musical, pour simplifier, un faux-bourdon fait de notes longues que tout le monde connaissait par cœur. Tout se perd. Que Mozart où Mendelssohn aient pu copier cette œuvre de mémoire n’est peut-être pas aussi extraordinaire que cela. Sur cette trame, les chanteurs improvisaient des vocalises somptueuses. Ils improvisaient, elles sont donc perdues, comme le fut l’art de l’improvisation vers la fin du 17e siècle, le niveau baissait déjà. Jean Lionnet, qui fut un ami et un maître, a reconstitué des vocalises qui donnent une image fort différente de ce que l’on entend dans la version du 19esiècle. Quelque chose qui bouge, qui vibre. J’ai eu la chance d’entendre cela en concert, dans la chapelle du château de Versailles. J’y étais même invité.
Il y avait deux chœurs de chaque côté de la chapelle dans la tribune haute, et un autre invisible caché dans un escalier dont la cage faisait caisse de résonance. Les lumières avaient été éteintes mais progressivement la pénombre fut affaiblie par les projecteurs qui éclairaient les fenêtres hautes. Le plain-chant d’hommes (on appelle ça maintenant le chant grégorien) envahissait la nef, personne ne comprenait d’où il venait, le faux-bourdon du deuxième chœur apaisait l’atmosphère, les volutes dessinées par la voix de soprano du premier chœur stupéfiaient l’assistance. Un moment exceptionnel.
Ces balcons qui paraissent anodins sur la placette au centre du bourg sont fulgurants vus du dessous. Ils m’ont ramené à cette visite du mémorial de la Shoah à Berlin, ces blocs de béton comme des tombes posées au hasard. Plus loin, le ciel dit bienvenue en écartant les bras ; j’attendrai. Finalement, ce sera un bâtiment auquel personne ne fait plus attention qui sera le plus spectaculaire. Même la petite église baroque à qui les perspectives produites par mon objectif donnent de l’importance n’est pas capable de lutter. La photographie est parfaite (je me lance des fleurs, merci !), un tiers et deux tiers, deux textures, le rond qui perturbe le bon agencement du monde… 
Ce serait bien d’improviser, ce serait bien de sortir de la règle, de regarder autrement. Hier, le ministre de l’économie a dit doctement : « Il faudra faire des efforts, seule la croissance nous permettra de sortir de la dette ». Ce matin, une secrétaire d’état au commerce, je crois, a dit : « Il faudra travailler plus pour s’en sortir ». Ces gens sont fous, ils n’ont rien compris, ils ne savent pas ou ne veulent pas savoir qu’ils ont provoqué la catastrophe, que la politique qu’ils mènent depuis des décennies ne pourra pas ressusciter au risque de nous faire périr tous. Ils ne comprennent pas que des gens vivent en ce moment une expérience anthropologique forte, puissante et qu’ils ne reviendront pas à un fonctionnement antérieur.
La souffrance est cachée, on ne la voit pas dans le mitan des appartements, dans les salles de réanimation où même le conjoint, l’amoureuse, ne peuvent s’immiscer. Je ne me leurre pas, tout le monde ne le fera pas. Mais la lutte pour le ciel sera rude. À mon niveau, je m’y prépare. 
27 - DIMANCHE 12 AVRIL
1.2.3.1.2. – 1.2.3.1.2. – 1.2.3.1.2.
C’est le rythme du rameur : 1.2.3., il tire sur ses rames, 1.2., il allonge ses bras avant de recommencer son geste. Comptez sans aller trop vite, régulièrement, et vous entendrez ce rythme particulier. C’est le même que Dave Brubeck utilise dans « Take five », ce quartet célèbre pour piano, contrebasse, batterie et saxophone. Je l’ai joué, j’étais étudiant à Reims et nous allions tous les mardis répéter à Vouziers, autre vie.
Est-ce qu’on a atteint le sommet de la vague ? ou le début d’un plateau élevé ? d’une courbe plutôt plate ?
1.2.3.1.2. – 1.2.3.1.2. – 1.2.3.1.2.
Bien plus que tout, c’est le rythme obsédant de Charon, le nocher, le nautonier, le rameur inflexible de « L’Île des morts » de Rachmaninov, l’île de ceux qui ne ressusciteront pas. Le russe s’est inspiré de tableaux du peintre symboliste Arnold Böcklin, cinq tableaux dont un fut détruit lors du bombardement de Dresde ; un autre a appartenu à Hitler. J’ai entendu cette œuvre en concert une seule fois dans une version pour deux pianos. Deux copains jouaient, deux excellents pianistes. Il leur fallait des tourneurs de page, des gens solides pour une partition difficile. J’étais là pour un concert le lendemain, ils m’ont demandé. Nous étions deux, discrets, attentifs, assis à leur côté.
J’ai eu du mal à me lever ce matin, mal au crâne, fatigue, à nouveau une mauvaise nuit, réveillé tôt, rendormi, mauvais début de journée. Et si je prenais ce prétexte pour ne pas y aller ? J’ai mal à la tête, je me sens fiévreux. Je sais que ce sont de mauvaises excuses, ce rythme d’un texte et d’une série de photographies par jour est exigent, fatigant. J’ai emmené le 50 mm. Je veux prendre des détails, des scènes murales qui m’emmènent ailleurs. J’ai hésité, vers 6 heures, à aller voir le lever du soleil qui se fait dans l’axe du canal et de la voie de chemin de fer, ça aurait pu être beau. Je pense, je crains que l’occasion se représente plusieurs fois dans les semaines qui vont venir.
« L’Île des morts », c’est comme une vague, une arche ; c’est le terme qu’on utilise en musique pour désigner un long crescendo suivi d’un decrescendo qui apaise, souvent. Il y aura donc un sommet, un climax, un moment de drame extrême avant que tout retombe. 
1.2.3.1.2. – 1.2.3.1.2. – 1.2.3.1.2.
Les contrebasses, les cordes graves commencent par énoncer ce rythme lancinant. Lentement l’orchestre émerge de cette structure rythmique. Les deux pianistes étaient excellents : 1.2.3.1.2. – 1.2.3.1.2., les doigts sont délicatement repliés, ils effleurent les touches, les pianos deviennent contrebasses ou violoncelles, le battement d’un cœur qui ne tient plus le rythme, le trajet sera sans retour. Il est temps, une dernière fois, de se souvenir.
Je photographie des textures, des motifs, que des choses qui n’existent pas, des détails de détails, j’en ai assez de chercher loin, je vais regarder petit. Je me suis collé aux murs, tout près, des coureurs à pied me regardent surpris : le confinement commence à lui peser à ce brave homme. Beaucoup m’ont dit bonjour. Qui sont HB et HR qui ont gravé leurs initiales sur ce mur que je longe depuis des décennies ? Une porte de garage, un aplat blanc, des textures de pierre. Non, cela, c’est trop reconnaissable, peut-être juste un mur, une transition, le passage. « Je peins le passage » écrit Montaigne.
Les peintures écaillées, les ombres sur un mur. Ici, un curieux effet, quelque chose sous un microscope, c’est de saison. À côté une porte de garage noire, splendide, le soleil frappe sur elle avec un angle, la mesure de lumière est particulière, j’espère que ce sera bien. Le résultat me plait, la photographie est belle, ça me soulage.
Celui dont l’âme est menée vers l’île sait-il que son voyage est sans retour ? les violons, dans l’aigu, épais, doublés à l’octave. C’est comme si on entendait une voix de femme et une voix d’homme chanter à l’unisson. Ça donne un sentiment d’épaisseur surtout si les violoncelles s’en mêlent, et ajoutent encore à la profondeur de la musique. Il se souvient, d’ailleurs, ce n’est plus le rythme du rameur, il est ailleurs dans le monde d’avant, peut-être la voix de sa mère qui  lui chantait des berceuses d’enfant. Je vais mettre une ombre sur une surface, le souvenir de quelque chose qui n’est pas là, je ne sais pas pourquoi, toutes ces textures comme des peaux qui se révèlent.
Aujourd’hui c’est fête et normalement, si tout s’est bien passé, Il est ressuscité. C’est rare, certains disent même que ce n’est arrivé qu’une seule fois. Dans « l’Île des morts », pas de miracle, ne croyons en rien, un solo de violon sur les premières notes du Dies iræ, « Dies iræ, Dies illa, Dies iræ, Dies illa, Dies iræ, Dies illa… », fin du decrescendo, tout est dit, terminé. Quelques coups de rame, on accoste : quel fleuve suivra-t-il ? Le Léthé, l’Achéron, le Styx ? Un autre, âme privée de sépulture ?
Quand les pianos se sont tus, la salle n’a pas réagi tout de suite. Les deux pianistes se sont regardés. Je me suis éclipsé en coulisse avec ma comparse, le temps des tourneurs est celui de la discrétion. Nous étions là, bientôt réunis, tous les quatre, en larmes, surpris, saisis.
Et nous, quel fleuve allons-nous choisir ? J’ai peur qu’on en soit là, le renoncement, la vague qui vient est de celle qu’on ne pourra pas combattre, bien plus puissante que ce que provoque un petit virus d’apparence anodine et pourtant ravageur. Qu’on ne se méprenne pas. Je n’ai pas peur pour moi, j’ai peur pour Naïm, pour mes filles, ma vie est faite, elle fut bien remplie, elle continue à l’être.
Je voudrais que ce soit la même chose pour elles, pour lui. On ne meurt pas, Isabelle ma cousine, on en a déjà parlé. On passe sa vie à quelqu’un d’autre.
JOUR 28 - LUNDI 28 AVRIL
Ce virus est une torture pour les faibles, un révélateur d’humanité. Humanité des vieillards qui souffrent malades ou non de la solitude qui les tue. Une amie psychanalyste, une artiste, une aquarelliste dont j'aime profondément les œuvres me disait un jour qu’elle était convaincue que jusqu’au bout, jusqu’au dernier souffle de la dernière seconde de vie, un être humain a besoin de l’autre, de l’altérité. Nous privons, pour les protéger, les vieillards de leurs proches qui seraient, s’ils allaient les voir, des menaces : oxymore humain, je t’aime, je te tue.
Aller vers les limites, les marges, c’est ce que je veux faire ce matin, avec une idée très précise : voir derrière la limite, au-delà de ce kilomètre qui n’en est pas un. Je vais aller au bord de la Marne, au bout de la route qui sort du bourg. Il est tôt, je suis très en forme contrairement à hier. Nous allons devenir des cyclothymiques. Je réalise, en arrivant au bout de la longue ligne presque droite que j’avais oublié le nom du pont qui enjambe la rivière : le pont de la liberté. Il avait été détruit en 1944 par les armées allemandes défaites et fuyantes. Le pont, élevant la route vide de toute voiture, ferme l’horizon. À gauche, une guinguette que j’ai toujours vue vivre et mourir. Combien de tentatives de réouverture. Là encore il y a une affiche qui l’annonce, juste avant la catastrophe.
Nous ne sommes pas en guerre, contrairement à ce que veut faire croire le petit président indigne. Où est l’ennemi ? Détruit-il des ponts ? A-t-il seulement la volonté de nous combattre ? Pourquoi exciter ce vocabulaire guerrier ? Si je vais tout droit, je prends le chemin de la liberté qui m’est interdite pour le moment. Je vais tout de même avancer jusqu’au pont, m’arrêter au milieu, prendre une photographie de l’autre côté, là où on voit encore les ruines d’une piscine des jours heureux, ceux des baignades dans la Marne, des photographies de Doisneau ou de Ronis. Tiens, ça aussi je ne m’en souvenais pas : les jours heureux, le titre du programme du Conseil national de la Résistance qui a construit tout ce que les néo-libéraux rêvent de détruire, achèvent de détruire. Quelques photos, je me retourne, revenir.
Je pourrais prendre un chemin de traverse, la propriété dérisoire qui est à l’entrée de la rue s’appelle « l’espérance », juste à côté d’un tas d’immondices pas encore enlevés depuis la dernière plaie, l’inondation de l’hiver dernier. La chaussée est encore défoncée, le bitume n’a pas résisté comme tous les ans ou presque. Je veux suivre le chemin qui me fera tourner autour du bourg, longeant le ru, les jardins, les champs maintenant asséchés.
« Requiem æternam ». Le jour où j’ai demandé pour la première fois une partition à la Bibliothèque nationale, c’était le Requiem d’Eustache du Caurroy, un livre de chœur imprimé de 1636. Le livre qu’on déposa sur ma table et qui me fit sentir important était épais. Il contenait aussi une autre messe des morts, celle de Charles d’Helfer, maître de musique originaire de ma région natale. On ne peut pas faire meilleure recherche qu’en commençant par soi-même. Je l’ai fait chanter, je l’ai étudiée, pas très bien alors ; je comprenais qu’elle posait un problème mais je ne saisissais pas encore lequel et combien il était important. Ne pas aller trop vite.
Une boule blanche, curieuse, sur le bas-côté, dans un autre tas laissé là au rebut. Le chemin, vers l’est, vers le pont de la Liberté est toujours bordé d’une clôture, surtout ne pas stationner. Plus loin, il y aura des champs, des jardins ordonnés et fleuris. Les personnes que je croise sont souriantes ; toutes rigolent quand je leur demande de pouvoir les photographier, de dos : « on ne vous reconnaîtra pas ! ». Un couple mixte ; curieuse expression, lui est noir, elle est blanche, blonde. Peut-être même ne sont-ils pas en couple mais l’image est belle. Je les reverrai à la fin de la promenade, on a ri une deuxième fois. Sur le pont, entrant dans Esbly, un vieux monsieur certainement portugais me salue. Il porte des outils de jardin, il me fait penser à mon grand-père accueillant, au souvenir que j’en ai : pantalon trop court de tissus grossier, galoches, pull bien trop épais pour la saison. 
J’ai fait entendre le début du Requiem de d’Helfer pour les obsèques de Colette, ma belle-mère. Son cercueil est entré dans l’église au son de cette musique dont j’avais retranscrit les notes à la main, une manière pour moi de lui dire mon affection et ma douleur qui accompagnait tendrement celle de mon épouse. Plus tard, vers la fin de la cérémonie, j’ai fait le curé, j’ai prononcé un long discours, une oraison funèbre, quelque chose de tendre et de fort pour faire pleurer les gens, pour qu’ils disent et montrent leur douleur. J’ai lu et relu Bossuet, j’en connais la forme, le long crescendo qui culminera dans l’émotion pour, doucement, redescendre et sécher les larmes, apaiser les sanglots, amener les gens à revenir vers le monde des vivants. Toujours le groupe, la douleur doit être collective, elle doit être partagée pour être supportable, pour être acceptée.
Deux photos encore, j’ai franchi un autre pont, plus petit, suspendu au-dessus du canal interdit lui aussi à la promenade. Et partout des interdits de circuler, des chicanes pour nous faire ralentir.
Les vieux meurent en silence et seuls, loin des gens qui pourraient leur donner la main. Si la virose ne les emportent pas, la solitude le fera, aussi fermement, aussi douloureusement. Aujourd’hui, je ressens cela comme le comble du système politique dans lequel nous sommes enfermés depuis des décennies. Le petit président dira encore ce soir, je le crains, que nous sommes au cœur d’une guerre mais que nous la gagnerons. Peut-être a-t-il raison, peut-être est-ce vrai en fin de compte. Nous sommes en guerre contre lui et les siens, nous sommes en guerre pour l’humain. 
Ce virus n’est pas une guerre ; ce virus est une expérience de notre humanité.
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