JOUR 29 - mardi 14 avril
« Les jours heureux ». C’est le titre du document instituant la sécurité sociale, la retraite, le temps de travail, les protections sociales, une démocratie économique et sociale, la fin des grands groupes économiques et financiers… Ce titre a été choisi par le CNR, le Conseil national de la résistance. « Les jours heureux ». Hier, le petit président l’a employé ; il a osé, il a prononcé ces mots en disant qu’ils reviendraient. Aujourd’hui est un jour de colère devant tant de cynisme.
Je suis parti tôt ce matin, je suis en forme physiquement, la marche que je m’impose tous les jours me fait du bien. Je sais en plus que je vais voir quelques élèves à 11 heures, ceux qui auront envie de parler un peu, de papoter, de dire des trucs. Il va juste falloir que j’arrive à recevoir tout cela, à l’entendre, à être débout. Je suis parti tôt pour fabriquer des ombres, des photographies qui n’existent pas. On appelle ça la double exposition. On fait une première photographie, puis on superpose au premier cliché une seconde vue en espérant que cela fonctionne. Cela crée un trouble puisque chaque photographie apparaît sous l’autre. L’ombre dans l’ombre. C’est facile à faire avec un appareil moderne comme le mien. 
Hier, nous avons eu une très mauvaise nouvelle. Un vieil homme est certainement atteint du COVID-19. Il devait sortir de l’hôpital aujourd’hui mardi matin. Il avait eu la mauvaise idée de tomber gravement malade le jour du confinement, des hématomes cérébraux qu’il a fallu opérer d’urgence. Trois hôpitaux, une maison de repos pour essayer de le remettre sur pied, et il devait rentrer chez lui, seul encore car ses enfants n’ont pas le droit d’aller le voir.
Je t’aime, je te tue.
Il fait froid ce matin. Une voiture se superpose avec le transformateur électrique. La lumière est dure, les ombres également. La seconde voiture est prise devant la vitrine éteinte de ma coiffeuse. Est-ce qu’elle va s’en sortir ? Là aussi ça souffre. Ces immeubles démultipliés qui prennent toute la place en ce moment.
Un élève est venu pour le « quoi de neuf ? ». Les autres sont peut-être en cours, il y en a. Hugo, donc, est venu. Il finissait une séance de mathématiques d’abord. Puis il s’est connecté. Un brillant élève est venu, il n’en a pas besoin, il n’a pas besoin des cours d’ailleurs, il me l’a dit : « on me dit de faire un exercice, je le fais, c’est tout, c’est simple pour moi ». Il veut juste garder le rythme des profs.
J’ai marché sans but, juste chercher des choses à superposer, ce piéton dans cette rue vide, une voiture encore, et ce carrefour devant une école, avec un feu tricolore devant la cour de récréation. Tout devient dangereux, terrible métaphore de notre monde : je t’aime, je te tue, je recommence comme avant, je me tue, je ne fais rien, je nous tue…
Celle-là, elle m’a fait rigoler. L’église va bien pouvoir se superposer avec quelque chose ? J’ai hésité avec une affiche d’un salon pornographique. Ce n’est pas que je n’ai pas osé, c’est autre chose, une retenue, je ne sais trop. 
Dessous, dessus, la passerelle et la voie de chemin de fer en dessous, le chat de Schrödinger, là pas là.
Le vieil homme n’en peut plus de mourir tout seul. Il ne peut plus crier, il ne peut même plus parler tant sa gorge est serrée. Dans une heure ou deux, il va savoir. Le rêve, maintenant, c’est juste un masque, une combinaison, le droit d’entrer dans sa chambre et de le serrer dans nos bras, un rêve absurde, dérisoire : « les jours heureux », ceux d’avant, nous aurions pu l’aider à mourir. Peut-être ne mourra-t-il pas d’ailleurs. Il peut survivre à la maladie, il peut ne pas l’avoir, il peut… il peut… Il crève de solitude. La passerelle qui monte, qui s’arrête, qui continue.
Le jeune homme a accepté de monter la passerelle devant moi. Il le fait quatre à quatre, il est très à l’aise, très souple. Il se retourne en haut et me demande si ça va aller. Curieuse photographie, on dirait que deux regards se superposent, celui du photographe dont on voit un peu le crâne au bord du cadre, qui voit le jeune homme si leste, et celui du jeune homme, devant, double vision qui trouble les choses.
Le vieil homme n’est pas tombé malade, il a attrapé la maladie là où il aurait dû être protégé, où on aurait dû le soigner. Une société qui ne soigne plus ses vieux et qui les fait mourir ne peut survivre. « Les jours heureux », ceux du rêve et du soin, qu’une idéologie mortifère, Thanatos incarné, a combattu calmement, lentement pendant des décennies, ne reviendront pas de sitôt. Les « jours heureux », les premiers, ont fait suite au grand massacre.
Est-ce que celui qui est en cours suffira ? Est-ce que le tribut à payer est suffisant ?
Je n’en suis pas certain.
Le vieil homme souffre.
Il a peur.
JOUR 30 - MERCREDI 30 AVRIL
Agonie…
L’antonyme d’agonie est résurrection. C’est dur, ça a déjà été pris. On peut dire aussi étiolement mais c’est un processus long ; fin, mais certains n’y croient pas, crépuscule, c’est banal, une métaphore éculée. L’agonie est une souffrance morale dit le dictionnaire, ce n’est pas la mort immédiate, on y est.
Aujourd’hui je me souviens des mots de Thomas Mann pour décrire la mort du poète de la famille des Buddenbrook, celui qui porte son nom, de la fièvre typhoïde. Il décrit la maladie, simplement.
Le vieil homme a peur, il sait qu’il est malade. Les médecins le lui ont dit, la machine à scruter l’intérieur est formelle, ses poumons souffrent. Il était pourtant venu pour être soigné, pour qu’on aide son corps défaillant à continuer un peu, il pensait même rentrer chez lui le jour de l’annonce ; ça le tuera peut-être, il a peur, il ne peut pas parler.
Ce matin, il fait froid. Je suis sorti pour faire des portraits mais je sais que cela ne sera pas possible. Il est trop tôt, les gens ne sont pas encore dehors, ceux qui marchent rejoignent la gare rapidement, ils ne s’arrêteront pas. Surtout, je n’ai pas envie de parler, juste marcher seul, je marche vite. Je vais photographier des cheminées, des toitures, l’objectif tourné vers le ciel. Il y a longtemps que j’ai repéré cette girouette, elle donne le nord ; le vent souffle de l’est aujourd’hui, il fait froid. Sur ce toit moderne, une absurdité : un escalier qui monte et qui s’arrête, il faut faire attention à ne pas rater la dernière marche, surtout. Que peut bien faire un escalier ici ?
Le vieil homme commençait à perdre la notion du temps qui devenait trop long dans sa solitude. Le fil ténu qui le relie à la vie, c’est un téléphone qu’il a égaré une partie de la journée d’hier comme si l’annonce allait être trop dure. Entendre la voix des siens quand on ne peut plus les toucher, sentir leur peau, la douceur. La peau de l’autre témoigne de notre présence, le miroir de soi-même. Abolir l’espace pour essayer de vivre.
Il a vécu intensément la semaine sainte, il est croyant, très croyant. C’est même ce qui l’a tenu en vie pense-t-il, lui né si fragile. Il est né dans une boite à chaussure. C’est l’histoire qui est racontée dans la famille du vieillard, il est né trop tôt un temps où cela condamnait les nouveau-né, avant le grand désastre du milieu du siècle. « Il va mourir » a dit le médecin en partant. On l’a mis dans une boite à chaussure, on l’a placé dans l’espace de la cuisinière à charbon qui servait à chauffer les chaussures, il a survécu, une résurrection que je le soupçonne de penser miraculeuse. 
C’est curieux une cheminée. Je n’avais jamais remarqué qu’il y en avait de tant de formes différentes. Les belles maisons du quartier en ont beaucoup, souvenir du temps où il fallait chauffer chaque pièce. Chez moi, on les a fait tomber les unes après les autres. Elles devenaient dangereuses. Une cheminée, ce n’est pas difficile à photographier, il faut juste avoir le bon point de vue.
« Crucifixus etiam » : c’est de saison. On se trompe souvent quand on chante cela, ce ne sont pas les mots importants, ce n’est pas la crucifixion qui est importante : « pro nobis ». Il a été crucifié pour nous, tout est dit, pour ceux qui y croient. Souvent les musiciens insistent sur les premiers mots. Bach les induits en erreur, ils n’ont pas compris que le symbolisme des intervalles diminués qu’il utilise n’est que rhétorique musicale. « Crucifixus etiam… », la basse est un ostinato chromatique descendant, une souffrance, il baisse la tête, rien ne bouge, la fin du temps, tout recommence, les flûtes dessinent une croix, des notes courtes comme essoufflées, « pro nobis », surtout faire siffler le « s » aux chanteurs, court là encore, ne pas le subir, comme le dernier souffle. 
Sur le toit de la mairie, les sirènes, l’alarme, la larme. Et l’église ensuite. Le vieillard ne savait plus vraiment quel jour il était. Il voulait toujours être le samedi, le samedi de la résurrection, sortir le plus vite possible. Aujourd’hui, ses enfants attendent, épouvantés. Il le dit lui-même quand il arrive à émettre quelques sons dans sa gorge douloureuse. « Pourquoi est-ce que cela m’arrive ? qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? ». Il est seul dans un hôpital, il voudrait les voir encore.
Je ne comprends pas ; il a peur du ciel.
Une cheminée à contre-jour ; elle fume, une fumée blanche ; je la prends en photo, elle est très décentrée, je ne peux pas faire autrement, enfin, si. Changer de point de vue, je traverse la rue, la fumée est toujours là, le soleil ne la montre plus, la cheminée devient banale.
Le médecin est rassurant ; il peut s’en sortir, beaucoup s’en sortent, enfin, un certain nombre, mais il souffre de ne pas vous voir, ses enfants, il a peur de ne plus avoir ce contact de votre peau.
Sur le toit de zinc de l’école maternelle, une forme curieuse, presqu’une croix, en ce moment, il n’y a pas d’enfant.
Cette année il n’est pas allé à la messe, au chemin de croix. Il le vit, long calvaire, agonie, peut-être.
JOUR 31 - JEUDI 16 AVRIL
Trente-et-unième jour ! Je n’en reviens pas, je sors encore une fois marcher dans mes 3,14 kilomètres carrés autorisés, faire des photographies, écrire un texte. Il fait beau, un peu moins froid, je sais que je marcherai peu car j’ai pris une grande décision : photographier des personnes, aborder des inconnus, des hommes et des femmes dans la rue et leur demander si je peux les prendre en photographie. C’est la première fois que je vais le faire depuis un mois que je photographie l’absence et le vide, des ombres, des murs qui enferment. 
J’aime beaucoup photographier des inconnus dans la rue, le portrait d’inconnus. Je ne l’ai pas pratiqué depuis quelques mois. Les contraintes sont rudes ; il faut qu’il y ait quelqu’un dans la rue le matin, que la personne porte un masque, qu’elle accepte. Ensuite, c’est une question de technique, il faut qu’en trente secondes tout au plus tout soit fini, la personne me donne son image, pas son temps, il ne faut pas abuser.  Je mesure la lumière très rapidement, je me recule, trois mètres environ. J’ai pris le petit téléobjectif de 100 mm qui est magnifique pour cela. Il donnera de beaux arrière-plans. Ensuite mise au point sur l’œil, recadrer rapidement en faisant attention à ce que je laisse au-dessus, cadrer par le haut et je sais qu’à cette distance le cadre bas sera environ à mi-cuisse. Je m’accroupis, c’est la plupart du temps mieux en portrait, cinq ou six photographies parfois en rafale : la première, la personne est tendue, la deuxième, elle est surprise du déclenchement, elle se relâche sur la troisième. On peut aussi dire : je suis tendu sur la première, pourquoi donc cette personne devant moi me fait une telle confiance, me donne son image ? Je me concentre sur la deuxième, je suis prêt sur la troisième. Je suis toujours ému quand je fais ce type d’exercice.
La photographie, écrit Serge Tisseron qui est un excellent photographe, est une présence au monde.
Il fait beau et j’en ai assez de l’angoisse et de la peur. Le vieil homme est seul, ses enfants ne peuvent l’accompagner que par un appel chacun par jour, ne pas le fatiguer. Quelquefois, il prend son appareil et appelle l’un d’entre-eux. Il ne se souvient plus de toutes les discussions, son esprit est parfois embrouillé. Depuis deux ou trois jours il n’appelle plus beaucoup. Interpréter ces signes à distance est une torture : est-ce que ce silence est un mauvais présage ? est-il doucement en train de partir ? Est-ce que la lutte contre l’infiniment petit le fatigue ? souffre-t-il physiquement ? a-t-il seulement oublié ? Hier, il était rassurant.
Photographier une personne qu’on ne connaît pas est toujours une montée d’adrénaline. ; il faut oser, ne pas craindre de parler et d’être repoussé, entrer dans un espace intime qui n’est pas le sien. Le sourire, d’abord, trouver les bons mots « et puis, vous êtes masqués, on ne vous reconnaîtra pas ». Le premier a accepté tout de suite, facilement. Il était à la gare, sur le quai, et a trouvé l’idée excellente. Je crois qu’il pensait que j’étais photographe de presse : « La photographie paraît quand ? ». C’est une question qui m’est souvent posée ; je réponds toujours pour préciser à nouveau le cadre de ces photographies, je ne trompe pas ; pointe de déception, souvent, mais il est trop tard, on ne change pas d’avis. 
Trois éboueurs ; le premier n’a pas de masque, le deuxième accepte volontiers ce qui déride l’atmosphère, on plaisante : « Mettez votre masque, vous êtes beaucoup plus beau que lui ! ». J’aurai l’équipe entière au fil de mes allers et retours dans la rue commerçante du bourg. Il faut que je leur envoie les photographies, ils m’ont donné une adresse électronique, tout comme les légumiers toujours aussi sympathiques. Il a pris la précaution de retourner les prix dans la devanture pour qu’on ne les voit pas. Tout le monde plaisante, regarde les photographies au dos de l’appareil, mais de loin, on ne sait jamais. 
Il flotte dans l’air une atmosphère heureuse pour la première fois. Les hommes se mettent spontanément de face, les femmes se mettent en appui sur une jambe, sauf une. Lui, j’ai hésité à lui demander, son air revêche ne laissait pas présager un succès. Pourtant, il a accepté et est même revenu car le résultat ne me plaisait pas. Il a posé, il a pris la pose, surtout pas, juste regarder à travers l’objectif. Il se penche en avant, il est en colère et me le dit. Je suis souvent surpris des courtes discussions ébauchées au fil de mes balades, souvent, les gens ont peur, souvent ils sont exaspérés.
Le brave homme, lui, ne comprend pas la décision de déconfinement annoncée en début de semaine. Il craint un retour du virus, il craint pour lui et pour moi quand il apprend que je suis enseignant. Il sort de la pharmacie, il tient des médicaments précieusement contre lui. La jeune femme porte un pull drôle avec un mouton dont on ne saisit pas les paroles, mais qui tranche avec son manteau, son masque et ses gants. Je ne suis pas si accueillante que cela semble-t-elle dire, je me méfie de l’autre. Elle accepte volontiers, elle sourit sous son masque.
J’ai peur pour le vieil homme qui souffre, le temps printanier n’a pas résisté aux nouvelles du jour. J’aimerais ne pas craindre de reprendre les cours, dans un petit mois, l’autre ne doit pas être une menace, un personnage sous un masque, un théâtre d’ombres qu’on ne reconnaît pas.
Un mois encore.
JOUR 32 - VENDREDI 17 AVRIL
Je ne sais pas nommer les plantes, je ne sais pas nommer les arbres, ça a toujours été un regret pour moi. J’ai passé mon enfance dans les bois, le « petit bois » qui était derrière chez moi, je le traversais tous les jours pour aller au collège et quelquefois j’avais peur.
Aujourd’hui, je veux photographier des faibles, des fleurs sur le bitume, tout ce qui ne devrait pas être là. Dans les angles, au pied des murs, le long des trottoirs, des choses poussent profitant de notre absence. La vengeance sera terrible, je le crains. Je vais laisser un coin de mon jardin en herbes folles. Mes photographies seront tordues, torturées certainement, le point de vue des souffrances, peut-être.
« O dulcissime Domine », O très doux Seigneur. C’est le titre d’un des plus doux et délicat motet de Lully. Je l’ai fait chanter par un chœur de femmes, les répétitions sont gravées dans ma mémoire. J’avais transcrit une grande partie de ces courtes pièces délicates, une à une, voix par voix, note par note. C’est une sensation merveilleuse comme si, guidé par la main du compositeur, trois cents ans plus tard, je réécrivais cette musique. Une voix, cinq mesures, ça frotte, dissonance, « Dulcissime » et pourtant une dissonance : ça souffre, obligatoirement. La deuxième voix paraît reprendre la même formule mélodique, c’est chose courante mais les notes se font plus rapides, les rythmes saccadés comme une urgence, une absence de souffle, la troisième voix entre, crescendo comme un cri, dissonances, « Domine » tout s’apaise.
La nuit fut difficile, le sommeil difficile à trouver. Le vieil homme s’enfonce dans sa solitude, je crois qu’il sait, qu’il a compris. Il a changé ses mots, il ne dit plus « j’ai peur ». Il dit maintenant « je veux bien partir, mais je voudrais vous revoir avant ». Il croit lui à tout cela, il a toute sa vie été à la messe. Depuis un mois passé qu’il est à l’hôpital il ne fait rien d’autre, il n’a pas de force pour faire plus : prier pour tout le monde. Tout le monde, ce sont ses enfants, ses sœurs inquiètes, les gens qu’il connaît, il n’oublie personne.
Les premières photographies sont catastrophiques, je ne les garderai pas. J’ai oublié de régler mon appareil photographique, j’ai mesuré soigneusement la lumière, mais rien ne fonctionnait et je ne comprenais pas ; ne pas arriver à voir devant. Je me suis mis en colère et je m’en suis voulu. Recommençons, je veux voir. Je sais où je vais. Dans cette rue, il y a des glycines magnifiques ; elles poussent, des lianes qui ne rendent jamais l’âme, qui enserrent les barreaux dans des liens puissants, tenir bon. Cette rue n’est pas bien entretenue ; des herbes folles poussent. Les « gens du voyage » qui étaient confinés sur le parking de la gare sont partis. Tout est vide. 
Le vieil homme ne va pas bien. Il a reçu de l’oxygène hier, une bouffée d’air qui lui a permis un répit. Le virus s’insinue dans les interstices fragiles, ne pas le laisser passer, trop tard. Il est seul avec lui, il est devenu dangereux pour tout le monde lui qui prie pour le monde. Sa fille lui parle du repas qu’il fera avec ses enfants quand tout sera fini, quand ils pourront venir le voir. Pour le moment, s’occuper de lui, parler d’avenir, de l’infime espace qui reste peut-être. La conversation est difficile ; souvent le vieil homme n’entend plus ou il ne se souvient plus qu’il parle, il s’endort même. Il dit que son lit est devenu un cercueil, qu’il est dedans, sur le dos, qu’il ne peut plus manger que le goût l’a quitté. Ne plus rien sentir, le sel de la vie. 
Je me souviens de ces voix qui chantaient. Le chœur était bouleversé de la beauté de la musique, elles donnaient le meilleure d’elles-mêmes, leur plus belle voix, ça n’allait pas. On lève les yeux quand on arrive vers le seigneur, on est tout petit comme un enfant, on lui demande : O Jésus très aimant, mon âme… on est humble, on fait attention. L’accord est brutal, un cluster, encore une fois, tu ne meures pas d’amour vieil homme, tu ne devrais pas mourir comme cela.
Chantez
avec la voix de votre mère
quand enfant
elle fredonnait des chansons.
La pureté des voix, la beauté stupéfaite du moment ; j’ai entendu quelques secondes un idéal de musique, celle que j’entendais dans ma tête.
Le vieil homme a toujours eu besoin des femmes, séquelle d’une enfance douloureuse et d’un père violent. Il a toujours dû être protégé par les femmes qui l’entouraient, fragile. Aujourd’hui, prendre soin de lui, il faudra qu’il accepte quand ce sera le moment, si ce moment arrive. Il faudra le regarder et détourner ensuite les yeux, le laisser partir, peut-être. L’hôpital a compris, quelqu’un pourra venir.
Un copain m’a dit que le ciel moutonneux l’avait ému, quelques jours plus tôt. Et puis, ces fleurs délicates du talus le long des voies de chemin de fer ; la tour, presqu’à contre-jour, paraît menaçante. Pourtant elle aide les mères qui portent des enfants à traverser. L’ombre du virus sur un mur, une fleur diaphane, délicate sur un mur blanc.
Elle a trouvé un bel endroit, elle est au soleil.
JOUR 33 - Samedi 18 avril
Il a plu cette nuit, cela a même retardé ma sortie matinale. Le ciel est magnifique maintenant, la lumière d’une grande beauté, une grande pureté. Nous attendons. Le vieil homme a passé la nuit, il n’y a pas eu d’appel ce matin. Quand son épouse est décédé, nous avons été prévenus à huit heures. J’avais pris le téléphone, j’avais compris, c’était le vieil homme qui me parlait avec une voix d’enfant, sanglotant, elle était morte.
J’ai pris le 18 mm, je vais photographier des interdictions, des panneaux, toutes ces choses qu’on essaye de masquer dans la cité quand on prend une photographie. Là, je leur donnerai le rôle principal, je me dirige d’abord vers une ruelle, proche de chez moi, je sais qu’il y a trois panneaux groupés, trois immenses panneaux pour une ruelle étroite, sens interdit, attention, on vous le dit pour la dernière fois ! Sens interdit, tournez à droite.
Nous attendons : « Temps des glaciations ». C’est le titre d’un livre d’un psychanalyste hors du commun Salomon Resnik que j’ai lu et qui m’a beaucoup appris ; le temps des glaciations, celui de l’immobilité, du corps démantelé. Non, pas démantelé, justement : mantelé, il ne l’a jamais été, plutôt écartelé, quelque chose qui dit qu’il n’a jamais été complet ; il est figé dans l’attente de se regrouper. C’est aussi une image que j’utilise dans ma compréhension de la difficulté d’apprendre : temps des glaciations, ce temps qui empêche d’avancer, qui fige. Un jour peut-être, pour certains enfants, la glace qui rompt, qui choque, qui cogne, des mouvements désordonnés avant les eaux libres.
Nous attendons, nous sommes séparés, nous ne sommes pas réunis.
C’est curieux l’image d’un panneau dans un panneau, il va falloir se baisser, courber la tête ? non, il reste de la marge. Ici, le canard est venu de la gauche, c’est bien, il est dans la bonne direction, il est un hasard.
Le vieil homme est figé dans l’attente de ce qui va se passer, comme nous il espère, il patiente. Est-ce qu’il lutte ? est-ce qu’il se laisse aller ? Je crois qu’il résiste, il nous l’a dit, il a peur et surtout, maintenant, il veut voir ses enfants, désespérément. Sa fille ira, au dernier moment, quand il n’y aura presque plus d’espoir, quand l’hôpital appellera, juste avant la débâcle, juste avant le calme plat. Il vivra d’abord un orage disent les médecins, un orage de cytokines, vision christique, l’orage sur le Golgotha. 
Nous sommes allés voir son épouse, la mère de sa fille, juste après l’annonce, trois heures après, le temps de faire le voyage. Nous sommes arrivés au funérarium de l’hôpital où elle s’était endormie. C’est comme cela qu’elle est partie, endormie pour supporter la douleur. Lui aussi suivra peut-être ce chemin, d’abord dormir, et puis après, personne ne sait. L’infirmier était surpris de nous voir, très ennuyé. Elle est partie au milieu de la nuit, il n’avait pas eu le temps de la préparer et ne voulait pas que la dernière image d’elle soit celle-ci. Les deux dernières images que je conserve de mon père sont celles du funérarium, émacié, et celle qui est sur sa tombe.
Le vieil homme voulait la voir. D’abord, c’est ainsi, on va voir un défunt. Le vieil homme est très à cheval sur les principes, sur la politesse. Ça nous a d’ailleurs empêchés de nous parler, souvent. Je ne respecte pas beaucoup les codes. Les fils avaient peur. Ils n’avaient jamais vu la mort, celle de leur mère les sidérait. J’avais vu mon père, j’avais vu ma mère : « Je vais y aller, je vous dirai ». 
C’est étonnant ce panneau ; défense d’avancer. Quelqu’un a collé, en dessous, un petit mot : merci. Merci qui ? restons polis, on remercie quelqu’un, alors non, ça ne va pas. Une ruelle, le ciel est beau, lumineux, elle est à l’ombre, mesure soigneuse de la lumière. Je ne veux perdre ni l’un ni l’autre. Et puis, interdiction de s’arrêter ! Pourtant, il y a un canapé que j’ai repéré il y a plus d’une semaine maintenant. J’ai photographié la porte du garage là-bas. Ne pas stationner, sauf les piétons !
J’ai été voir son épouse. Elle reposait endormie certainement nue sous un drap blanc, des tuyaux étaient encore apparents, elle n’était pas coiffée. Peut-être est-ce difficile de voir cela. Je suis revenu dans la salle d’attente. Les carreaux sur le sol étaient les mêmes que ceux de la salle à manger de mon enfance. Je ne savais pas, l’infirmier ne voulait pas, tout le monde hésitait, le vieil homme était désemparé. Je ne sais toujours pas ce qui m’a pris alors. J’ai dit que j’allais y retourner, et dire à son épouse qu’ils étaient là, lui, ses enfants, et qu’ils reviendraient la voir le soir, quand elle sera belle. Le soulagement fut immédiat. Oui, c’est cela, l’infirmier était stupéfait, moi aussi.
L’église, interdiction de s’arrêter sous peine d’enlèvement : combien de cercueils se sont retrouvés à la fourrière ? le gentil curé m’a dit que les pompes funèbres étaient débordées en ce moment. Mais ça, c’est une autre histoire. La petite ruelle qui mène au pont qui sort du bourg ancien est pleine de recommandations : le poids ça va je peux passer, la taille tout juste, il n’y a personne en face, je peux m’avancer, ne pas courir surtout. 
Je suis retourné voir son épouse. Elle était là, m’attendait peut-être. J’ai occupé une place particulière dans son cœur, elle voulait réparer les désastres de ma mère ; elle prenait la peine du monde, elle ne croyait plus. Et je lui ai parlé, à haute voix, sans pleurer, je lui ai dit qu’ils étaient là, et que nous reviendrons la voir dans la soirée. Je ne sais plus du tout si je me suis penché pour l’embrasser, je crois que je lui ai touché l’avant-bras. Le vieil homme n’aura peut-être pas droit à cela, si ça tourne mal.
Quand quelqu’un meurt, les âmes des vivants s’ouvrent pour lui faire une place, parmi les accompagnants internes, ceux qui sont convoqués par les croyants et les autres, consciemment ou pas, et qui seront dans une petite pièce, juste à côté, qu’on ne pourra pas voir. Quelques fois, ils aident à vivre, d’autres fois ce n’est pas le cas. Ils sont partis avec des souvenirs de nous enfants. La tombe de mon père est un lieu de vie, un lieu de calme et d’apaisement, j’y vais régulièrement.
Le vieil homme ne mourra peut-être pas. Il aura peut-être l’énergie de la lutte, il est fatigué, c’est peut-être le moment. J’aimerais tant qu’il y ait un regard, quelque chose qui l’accompagne, qui lui donne la main. 
JOUR 34 - DIMANCHE 19 AVRIL
Je veux photographier des reflets ; tous les matins, je décide quel point de vue que je vais adopter dans ma promenade du jour et cela détermine le type de photographies que je pourrai prendre. Évidemment, tout cela est théorique, il est possible de détourner les usages. Mais quelques fois, les choses ne se passent pas comme prévu. Ce matin, la lumière était blafarde, il restait de la brume de la nuit, presqu’un brouillard, il a plu, il y a eu de l’orage, le sol mouillé repousse la pluie.
Tous les matins, nous attendons, réveillés tôt, sans bouger. Nous craignons huit heures, l’heure tragique où la mort de l’épouse du vieil homme nous a été annoncée. Il a passé la nuit, est-ce qu’il peut encore respirer ? 
Le brouillard m’a donné envie de retourner aux confins de la zone autorisée, sur le pont de la libération au-dessus de la Marne. Je l’ai même traversé, j’ai conservé le 18 mm, je prendrai des plans larges de brume sur l’eau. Je marche d’un bon pas, j’attends toujours. La brume disparaît peu-à-peu, la lumière n’est pas encore très belle ; le soleil va bientôt traverser le voile, j’aurai mes reflets dans l’eau, les nuages. J’ai décidé d’aller de l’autre côté du pont, d’explorer les limites, pas trop, je veux pouvoir revenir. Les ruines de la vieille piscine municipale, au bord de l’eau, l’endroit est sordide, je n’irai pas plus loin.
Le vieil homme a téléphoné tout seul juste après mon retour. C’est la première fois qu’il arrive à le faire depuis plusieurs jours, c’est une surprise, un espoir. Sa voix est meilleure, il est cohérent. Il est dans un fauteuil, il est fatigué, mais il parle. 
Je n’avais jamais vu le petit escalier qui descend le long du pont en partie caché par la végétation. C’est une belle découverte, je vais voyager finalement, je ne suis jamais allé dans ces endroits de la petite ville. J’aurai mes reflets, je suis sous le tablier, l’espace est étroit, ne pas rajouter à la douleur et au drame la bêtise, je ne prends pas de risque. Devant moi s’ouvre un chemin que je n’avais jamais emprunté et qui sera rapidement nommé : le chemin du halage. Une courte échelle sort de l’eau ; était-ce un plongeoir ? un quai pour des barques ?
Il parle et il reconstruit un monde. Il dit le jour, la date, c’est la première fois depuis longtemps. Sa fille lui dit le temps qui est passé, lui raconte qui l’appelle tous les jours, ce qui se passera après. Il se souvient de détails de conversations du délire, il pense à l’avenir, au repas que sa fille organisera pour après le temps du drame. Il pense, il regarde loin, un peu. Il pleure aussi.
Le chemin est une découverte, le soleil l’a emporté, les reflets sont beaux. L’eau de la Marne est claire et calme malgré les orages de la veille. C’est vrai, ils n’étaient pas violents et sont certainement passés plus à l’ouest. Ici, une barque. Je peux parfois descendre des escaliers souvent recouverts de boue séchée qui mènent au bord de l’eau, des accès privés à la rivière. Un bout de plastique est accroché aux branches au-dessus de ma tête. Il y a moins d’un mois, la rivière noyait tout, le chemin n’existait plus, les riverains vivaient au premier étage de leur maison.
L’infirmière est entrée dans la chambre, elle doit changer la poche des médicaments qui lui perforent le bras. Il pleurait alors, elle se fâche un peu, elle l’appelle « Petit père », un petit père doux et affectueux malgré des gestes qu’on devine professionnels, vif, précis. Tout est urgent dans cet hôpital, elle reste humaine. Sa fille l’avait déjà entendu dire cela, un jour qu’il était sorti de sa chambre confinée alors qu’elles se parlaient toutes les deux. Deux filles, deux vieux hommes. « Non, ne pleurez pas, petit père, je sais que c’est difficile, mon père est malade comme vous, ne pleurez pas ». Elle soigne le père, prend soin de la fille : qui le fait pour elle et son père ? « Petit père », jamais personne ne l’avait appelé comme cela. « Elle a le même âge que toi » dira le vieil homme à sa fille.
Le transfert, la culpabilité mènent le monde. Comment s’en sortiront ces femmes et ces hommes qui accompagnent tant de morts qui ne sont pas les leurs, qui vont porter les deuils qui ne sont pas les leurs, qui les envahiront ?
Qui prendra soin d’eux ? 
La rivière est calme et belle, souvent une maigre clôture empêche d’aller sur les maigres pontons de béton. Il n’y a pas de bruit. Deux piliers un peu arrogants, une mince chaine et un vieux panneau illisible, ce n’est pas ce qui m’empêchera de descendre les escaliers ; je ne les franchis pas. Je ne sais pas encore en marchant que le vieil homme va appeler, la promenade me fait du bien, j’ai peur d’une annonce : rentre vite, ils ont appelé ! Pas aujourd’hui.
J’ai enfin vu le pont rouge. C’est le nom de la rue qui est parallèle au chemin de halage. Elle est enserrée entre la rivière et le ru boueux et parfois odorant. Où est ce pont qui permet de passer outre ? Le pont est dans un jardin encombré, il n’est pas bien large, je brandis mon appareil photographique au-dessus de la haute clôture, je sais maintenant où est le pont rouge.
Je commence à nommer des lieux que je ne connaissais pas. L’un d’entre-eux, ce matin ma fait rire. C’est certainement ma prochaine promenade, ce chemin qui semble aller vers un camps de gitans, de manouches, de gens qui ne sont plus du voyage mais qui vivent encore en partie dans des caravanes parquées là : « le chemin des chevaliers de la gaule ». Je n’ai pas repéré les majuscules, je verrai demain avant de reprendre mes cours confinés. Qui sont ces chevaliers ? Mon imagination court : des héros qui ont vaincu, dans des temps anciens, très anciens, un danger venu de l’est, nos ancêtres ? Ou alors, la confrérie des pêcheurs à la ligne. Je n’ose imaginer que le lieu soit un hommage aux hommes en bonne condition.
Le vieil homme ouvre l’espoir, tout le monde se passe le message et doit savoir.
Il va mieux, il y a du soleil, pour le moment. Heureux hasard de croiser une escarpolette sur le chemin du retour.
Demain sera un autre jour.
Jour 35 - Lundi 20 avril
Levé tôt, fatigué encore, mauvaise nuit. Nous ne sommes pas dupes, le vieil homme vit peut-être simplement un répit. J’hésite à aller visiter le chemin des chevaliers de la gaule que j’ai découvert hier et qui m’a fait rire, ou peut-être chercher des reflets sur des fenêtres mais le soleil est trop bas pour cela ; un temps je pense à recommencer une série de portraits, je change d’objectif plusieurs fois. 
Non, je vais aller au cimetière, à la limite de mes 3,14 kilomètres carrés, le vieux cimetière, de l’autre côté de la vallée. Quand nous sommes arrivés dans la petite ville, nous avons habité un peu au-dessus. Il y a un chemin de promenade le long de la voie ferrée, une voie unique qui passe à côté ; pas d’ironie. Je l’ai visité une fois, il y a longtemps, j’aime me promener dans les cimetières, c’est calme, on n’est pas dérangé.
Huit heures ; nous n’avons pas de nouvelle ; le vieil homme a passé la nuit ; attendons.
Le vieux cimetière est orienté vers la vallée, au flanc d’un coteau ici un peu pentu. Les tombes s’étagent, on dirait que les morts regardent le paysage, le monde en face. Il n’y a pas de sépultures récentes, les morts jeunes sont maintenant enterrés de l’autre côté de la route nationale, dans le nouveau cimetière, à côté de mon ancien collège. « C’est injuste la vie », a dit un jour une élève en atelier de philosophie, « on va mourir beaucoup plus longtemps qu’on aura vécu ! ». C’est fou ce que les enfants peuvent être clairvoyants. Une tombe verticale, la porte est ouverte, il en avait assez d’être confiné lui. C’est la tombe d’un curé du 19e siècle.
« J’ai fait de ce compendium de monde mon tombeau » écrivait souvent Bach sur ses partitions. Une maxime, une doctrine, une vérité. Bach construit toujours un monde et comme c’est un grand musicien, il construit un monde parfait. Mettons les fondations d’abord, semble-t-il nous dire dans son immense Passacaille et fugue en Ut mineur. Immense est un petit mot au regard de l’extraordinaire construction qu’il va développer ensuite, douze minutes de la plus belle musique du monde, certainement celle que j’ai le plus entendue ; souvent, je l’écoute en allant au collège, c’est le temps que je mets pour y aller.
Passacaille : une basse obstinée, quelque chose qui va se répéter jusqu’à la fin tellement de fois que Bach, parfois, n’aura qu’à la suggérer. Nos oreilles complèteront les notes qui peuvent manquer, les durées raccourcies.
Mon père est enterré dans le jardin de son père. Ce n’est pas compliqué à comprendre, c’est ainsi. Il est enterré dans la terre que son père a retournée pendant des dizaines d’années, dans le jardin potager ouvrier qu’il cultivait à la sortie du village. Le cimetière a un jour été agrandi, et mon père est retourné chez lui, dans le jardin de son père. C’est une vieille cousine qui me l’a dit. Je n’ai pas connu ce grand-père, il est mort fou, il écoutait dans les prises de courant, c’était nouveau à l’époque, et était convaincu que l’armée allemande arrivait. Il faut dire qu’il avait connu lui-même deux invasions, et était né juste après une troisième. Dans l’Aisne, on sait accueillir les envahisseurs ostrogothiques !
Sept tombes bien alignées, identiques, sous un drapeau. Ils sont morts, jeunes, pendant la première guerre mondiale. Ils regardent vers les combats qui les ont tués, la Marne est toute proche, on la devine derrière le rideau d’arbres ; c’est là que des taxis parisiens les ont peut-être déposés pour qu’ils se fassent étriper, déchiqueter, éventrer, hacher… le carnage. Des plaques rappellent que les mères pleuraient leurs enfants. C’est peut-être ça la guerre, faire pleurer les mères d’en face.
Je marche dans l’appréhension de l’appel : « Viens, il faut aller le voir ». Rien, le ciel est bleu, il va faire chaud, il va faire beau. Espérons.
Mon père me racontait souvent une anecdote qui concernait le jardin de son père. Un jour, avec des copains, ils ont volé des paquets de cigarettes à leurs darrons ; des cigarettes de l’époque, pas de filtres, les doigts finissaient jaunes sous la fumée qui s’en échappait, le papier brûlait en faisant des formes curieuses. Ils les ont fumées, toutes, à la suite, comme des hommes ; ils étaient tellement jeunes que cela les a rendu malades à ne plus pouvoir tenir debout ! L’un d’entre-eux a pu aller chercher du secours, les pères, qui sont venus brancarder leurs fils dans les seuls véhicules sanitaires qu’ils avaient à leur disposition. Mon père est rentré chez lui malade dans la brouette du jardin de son père, en procession de brouettes et de pères : la « Guerre des boutons » ! 
Le « petit père » n’a pas appelé, l’orage est peut-être passé, nous attendons toujours, et ce matin, la gentille infirmière doit encore s’occuper de lui.
Bach construit ensuite un monde ; souvenons-nous, l’orgue permet de jouer avec les pieds, un pédalier qui fait entendre des notes graves, gravissimes, qui font vibrer et trembler. Les théoriciens anciens disaient que le grave, c’était la terre, le sol dans lequel on bâtit. La voix juste au-dessus, c’est l’air, celui qui permet de respirer ; respire petit père. Tout en haut, dans l’aigu parfois « piquant » disait-on au 17e siècle, le feu et au milieu de tout cela, s’insinuant partout, glissant, s’échappant, l’eau. Voilà, les quatre éléments, le monde est construit, c’est une clé d’écoute merveilleuse.
Quatre éléments, les points cardinaux. L’if au milieu du cimetière dans lequel je me promène penche vers l’Est ; normal, ici, les vents dominants soufflent de l’Ouest. L’if penche, il pousse la croix qui résiste, s’arc-boute et ne veut pas tomber. Un combat pour l’éternité.
J’aime aller dans le jardin de mon père, de mon grand-père. Il y a là mon histoire, mon nom sur des pierres anciennes, le nom de mes grands-parents, de mes oncles les frères de mon père.
Le vieil homme a encore fait la nique à la mort ; nous n’avons pas de nouvelle, nous n’en voulons pas je crois, pour respirer un peu, comme lui. Nous attendons, je poursuis mes promenades, je sais d’où je viens, j’ai les pieds sur terre.
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