JOUR 36 - mardi 21 avril
J’ai attendu huit heures, et je suis sorti. Le vieil homme a passé la nuit.
Ce matin, j’ai décidé de photographier des arbres. Pas simple à faire en réalité. Il faut pouvoir les isoler du fond pour qu’on les distingue : un arbre photographié devant un autre arbre, ça fait deux arbres indistincts ! C’est toujours comme cela d’ailleurs, dès qu’on veut prendre en compte un sujet qu’il soit photographique ou pas : le sujet, le contexte, l’endroit où il vit ; autrement dit, sa part intacte, sa part accidentée, sa part réactionnelle. C’est un guide dans mes relations pédagogiques, dans mes relations à l’autre.
En finissant ma promenade, hier, j’ai rencontré une des personnes dont j’avais fait le portrait quelques jours plus tôt ; j’ai hésité en le voyant, il avait une cagoule qui lui cachait le nez, le front ; on ne voyait que ses yeux derrière ses lunettes épaisses. « C’est vous le photographe ! ». Il voulait à tout prix que je lui envoie la photographie. Il avait raison, et d’ailleurs je l’avais envoyée à son collègue qui devait se charger de lui transférer. « Je veux la montrer à mon frangin et à ma mère. J’ai peur de lui donner le VICO, elle est diabétique. Je rentre, je prends une douche, et quand je suis à table, je me mets comme ça, elle se met comme ça, je regarde devant et je ne parle pas, pour la protéger ». Le VICO, il bredouille, il a peur que je m’approche, je le sens, il butte sur les mots, ses explications sont confuses, il est émouvant : vérifier l’adresse électronique dictée fut une épreuve pour lui, il devait s’approcher et craignait pour sa mère. « On a juste des petits masques, qu’est-ce qu’ils font ? ».
La journée d’hier s’est passée sans nouvelle, c’était un bon signe. Disons plutôt que cela nous permettait de fuir, de ne pas savoir. Une fille fuyant l’annonce. Si nous ne savons pas, il n’est rien arrivé. C’est ainsi que vit Ora, mère de Ofer, son fils engagé dans l’armée israélienne dont elle sait la mort prochaine. Elle part, elle marche, on ne peut pas lui dire, elle fuit l’annonce, il n’est pas mort. David Grossman a écrit un livre qui m’a fait comprendre ce qu’était la littérature, récemment. D’abord cinquante pages hallucinées, presqu’illisibles. La jeune Ora et deux de ses camarades ont la fièvre, l’écriture également. Vingt ans plus tard, elle partira avec celui qui est le père de son fils, qui ne l’a pas vu et ne le connaît pas et lui racontera l’enfant. Elle écrira sa vie. Elle marche, elle raconte, et le personnage prend corps, se met à exister ; tant qu’elle parle, tant que je lis, Ofer n’est pas mort. Je vais continuer à marcher.
Le vieil homme a finalement répondu au téléphone, en fin d’après-midi. L’infirmière nous avait dit, juste avant, qu’elle le trouvait changé depuis une semaine qu’elle ne l’avait pas vu ; il était agressif, fatigué. Sa fille le rassure, lui parle sans s’arrêter, doucement, calmement, une présence rassurante et forte, j’écoutai stupéfait du courage qu’elle montrait ; surtout, parler au futur, la convalescence, le repas à venir avec ses enfants ; oui, ça va durer longtemps. Quelquefois, des blancs dans la conversation qu’elle comblait en l’appelant doucement, en le nommant. Et lui reprenait, son téléphone lui glisse des mains, il est trop lourd pour lui, il n’arrive plus à le tenir. Est-ce qu’un jour prochain elle devra le libérer, lui dire qu’il peut partir ?
Je savais où aller photographier mes premiers arbres, je connais tellement bien le bourg. Il y en a quelques un qui n’ont jamais bien poussés sur le parking de la gare vide depuis plus d’un mois maintenant. J’allais d’un bon pas, je savais que ma promenade serait un peu longue. Une porte de garage s’ouvre à mon passage : « Le photographe du matin ! ». Une femme me nommait ainsi, en souriant. Elle me connait, j’ai eu ses deux enfants dans mes classes il y a plus de vingt ans. Sa fille aînée travaille dans un service d’urgence d’une clinique locale. Le vieil homme revint rapidement dans la conversation, sans que son nom soit prononcé. Le ciel n’est pas limpide aujourd’hui.
Un arbre enserré dans le bitume du parking, comme lui ses voisins ne sont pas très vaillants malgré les ans, un train passe au loin. Le soleil est comme tous les jours proche de l’horizon. Il faut me baisser, très bas ; le 18 mm que j’ai encore pris allongera les perspectives, ça rendra l’arbre plus grand, plus fort, sa forme se découpera dans le ciel. C’est un moyen pour faire advenir un sujet, le renforcer, le flatter. Je fais pareil avec les arbres du parking des bus de l’autre côté de la gare. Depuis un mois, ils passent vides devant chez moi.
« C’est pas rien tout ça ! ». Le vieil homme est énervé, le virus sans doute. Il est excédé de ne pas voir sa fille, ses fils. Les rares personnes qui entrent dans sa chambre sont vêtues de masques, de blouses, de gants, de chapeau qui les recouvrent complètement et qui les rendent méconnaissables. L’infirmière nous l’a dit, juste avant, c’est étrange et très inquiétant pour les malades, pour les vieillards. Le vieil homme envisage l’avenir, son souffle est court. « Quand je vais rentrer, on va me regarder dans le village ! ». Il a toujours eu peur du regard des gens ; surtout, ne pas se montrer, ne pas attirer l’attention.
Il a peur de mourir, il a peur d’être un pestiféré. Il a peur.
Je traverse la rue commerçante, il n’y a pas d’arbre, juste d’absurdes palmiers étiques qui n’ont rien à faire ici. Un homme en habits de jardinier me croise et me salue. Devant l’église, il y a quelques arbres isolés, sur la grande place herbeuse de la ville, des rangés d’arbres, des groupes.
Une amie vient de m’écrire pour me dire qu’elle a lu un texte de moi, un texte qui s’intitule : « Il faut prendre soin les uns des autres », un texte d’actualité me dit-elle. Quelle ironie d’avoir écrit cela alors quel le vieil homme est isolé, seul, que son lien fragile et insuffisant avec ses enfants est un téléphone maintenant trop lourd. Sa fille le fait parler, il pleure un peu, dit que la belle-mère est mal placée, il se souvient du mot pour la potence au-dessus de son lit qui l’aide, quand il en a la force, à se redresser. « C’est dur ce matin » dit-il ; il est six heures du soir.
Je marche dans la rue depuis trop longtemps, je dois rentrer chez moi. Le jardinier passe à nouveau devant moi avec son pantalon de grosse toile largement troué aux genoux, nous nous saluons à nouveau : « Il faudra que tu reviennes », me dit-il. Je reconnais alors l’homme du fond d’un jardin avec qui j’ai discuté il y a deux ou trois jours, aux confins du vieux bourg. Il cassait l’épaisse croute de terre laissée par l’inondation ressente qui empêchait la croissance de ses plantations. Il avait pourtant tout bien bêché à l’automne.
« Oui, viens voir mes rosiers, ils sont en fleurs, ça y est ! ».
Un nouveau copain, je vais venir te voir, tu as raison, les roses, c’est essentiel.










JOUR 37 - MERCREDI 22 AVRIL
Huit heures du matin, je peux partir. Le vieil homme a encore passé la nuit. Nous avons fait un cauchemar, je dis nous car ce fut le même ou presque, la même angoisse.
Ce matin, je vais photographier des fleurs. Il y en a beaucoup, celles qui sont confinées dans des pots, des bacs, des parterres, des plates-bandes, et celles qui poussent librement. Elles ont pris leurs aises depuis un mois et demi, personne ne les embête, vive la vie.
La contrainte n’est pas suffisante. Je vais photographier des fleurs en essayant de rendre le contexte lisible. Plus on s’approche du sujet, moins on voit ce qui est autour. L’important, c’est l’ouverture de l’objectif. Si c’est trop ouvert, il y a trop de lumière, l’arrière-plan devient illisible, une bouillie. Si c’est un peu fermé, alors on laisse du détail derrière le sujet. Trouver la bonne mesure. Et puis, il va falloir choisir un angle particulier. Il y a de fortes chances que les fleurs soient contre un mur ; il faudra me décaler, me pencher, peut-être m’allonger pour pouvoir faire apparaître le ciel, un espace sur lequel elles pourront se détacher. C’est ça l’important, le fond.
Quand je suis revenu, j’avais un message d’une maman d’élève. Son fils ne comprenait pas trop l’organisation des ateliers de philosophie, il voulait s’inscrire. D’ailleurs, elle voulait me suggérer des sujets à traiter car son fils avait besoin de réfléchir à certains problèmes ; il vivait quelque chose de difficile depuis un mois. Il aime beaucoup ces ateliers.
La logique de l’autre. Comprendre l’arrière-plan, envisager le fond, fabriquer un climax sur le sujet. C’est ce que m’a dit hier une photographe tellement humaine qui critiquait mes photos avec une douce bienveillance, une belle rigueur, donner du relief. Climax : on part de l’ombre, on va vers la lumière, on repasse vers l’ombre, un crescendo lumineux. Qu’est-ce que cette maman voulait donc me dire. Il s’agissait d’elle, évidemment, pas de son fils, le sujet, l’arrière-plan. Les ateliers de philosophie sont un lieu d’ouverture sur le monde, de langage libre et apaisé, elle me disait simplement : moi aussi je veux y participer à ce lieu de langage.
Très vite la conversation fut embrouillée, elle parlait compulsivement, un flot de paroles impossible à arrêter. Elle m’avait dit qu’elle voulait me parler cinq minutes, ça allait être long. On ne peut rien faire tant que la blessure n’est pas dite ; elle sera jetée, sans logique apparente, dans le désordre, rien à comprendre, juste écouter, faire le tri, ça ici, ça par là. C’est ce que j’ai appris en analyse de la pratique. À la fin, il y aura une spirale, et progressivement, dans le climax de la conversation, les choses seront dites. Son ex-mari a eu la mauvaise idée de tomber gravement malade au tout début du confinement. Ce n’est pas le virus, mais il a été transporté en hélicoptère, il a failli mourir. Pas de chance ; elle me raconte l’histoire du mois que je viens de passer, mon histoire, celle de mes proches, ça va transférer intensément, il va falloir que je me méfie de moi.
Le transfert, c’est simple, m’a dit un jour Pierre Delion : c’est faire une place dans son psychisme pour accueillir une part du psychisme de l’autre. Et de continuer : on n’est jamais innocent du transfert, celui-ci n’arrive jamais par hasard.
Une rose, le soleil l’éclaire tellement bien, au loin, on verra la rue, des ombres, des formes suggérées que liront ceux qui seront patients, qui regarderont derrière.
Quelques questions ont suffi à cerner le problème, plus exactement, à faire pleurer la maman. Des chaudes larmes ; mon fils fait des cauchemars, j’ai voulu le protéger, je ne lui ai dit que des choses positives, que ce n’était pas grave ce que vivait son père, et puis ma fille est infirmière, elle est dans un service de réanimation pour les victimes du virus, elle voit la mort, elle a 25 ans. Mon histoire, toujours. Je ne suis pas psychiatre, psychologue, psy quelque chose tout court. Alors, je n’ai qu’une solution qui me sauvegarde et protège la maman : être professionnel, se centrer sur mon métier ; c’est impossible.
C’est impossible car nous sommes dans une période exceptionnelle, c’est impossible car nous sommes humains. C’est ce que je lui dis. Madame, je vais vous parler d’humain à humain, pardon si je ne suis plus tout à fait professeur. J’ajoute que je crois que c’est ce qu’elle voulait, la preuve, elle m’a appelé. Elle ne me le dit pas, je crois qu’elle est d’accord.
Les tulipes poussent bien droites, dans leur enclos bétonné au milieu du carrefour : un panneau « stop » derrière, il ne sera pas trop flou, mais faisons attention. Et puis, cette graminée fragile, sur le pont au-dessus des voies de chemin de fer, je m’allonge presque sur le trottoir, on verra les maisons très éclairées derrière, au loin. Un coquelicot contre un poteau de béton, il ne fera pas long feu quand on pourra s’occuper de lui.
D’abord, la réassurer. J’ai un plan, il faut juste que je fasse attention à moi, plus exactement que je me méfie de moi. Je lui dis que je vis quelque chose de proche, elle comprend, elle écoute maintenant, elle sent bien que ce n’est pas seulement le professeur qui parle. Il faut dire que je suis plus ferme, je ne veux plus qu’elle m’interrompe, elle voudrait continuer dans la plainte, ce n’est plus son tour, c’est le mien, écoutez.
« Il fait moins noir quand quelqu’un parle ». Freud évidemment, la parole, l’histoire qu’on raconte. Je vais vous parler, et je vais essayer de mettre de la lumière sur ce que vous vivez. Je fais attention, d’abord lui dire du bien d’elle, ce n’est pas difficile, je le crois et chacun fait comme il peut. Vous êtes une mère attentive et aimante, cela s’entend, une mère « suffisamment bonne ». Là, c’est Winnicott. Je lui dis comment je ferai, elle a peur, c’est tellement différent de ce qu’elle pense ; je ferai ainsi mais vous êtes la seule à savoir quoi faire, et vous trouverez les bons mots ; et si vous ne faîtes autrement que moi, alors ce n’est pas grave, vous aurez raison. Elle a pleuré, j’ai réussi à garder mon calme, même si ma gorge un moment s’est serrée.
Comment va le vieil homme ? Aujourd’hui, il semble aller mieux, il se sent agresser, puni, mais sa voix est meilleure, il n’a plus de fièvre, j’ai peut-être soigné quelqu’un d’autre.
Les pissenlits à contrejour ; plus loin, un autre, les parachutes duveteux sur lesquels soufflent les enfants ne sont pas encore ouverts. Le lilas devant le clocheton, l’église est ouverte, j’entre, la lumière éclaire magnifiquement le Christ en croix suspendu au-dessus de la petite nef. Mesurer la lumière, je sais comment faire, trouver le gris moyen, c’est technique. Je mesure sur le ventre, à côté du sang qui coule de la plaie ouverte, je règle l’appareil photographique, deux photos, deux angles, c’est tout.










JOUR 38 - Jeudi 23 AVRIL
Encore une fois, huit heures, je peux sortir. Le vieil homme va apparemment nettement mieux, nous attendons. Hier, sa fille l’a eu au téléphone, elle lui a parlé, il n’avait plus la fièvre, plus celle-là en tout cas. Il était en colère : « on me punit ! ». Sa fille, toujours, douce, calme pour lui : il respire.
J’ai reçu un curieux courrier ce matin. Yann, une des personnes photographiées, m’a répondu. Non, ce n’est pas sa photographie que je lui ai envoyée, je me suis trompé, et d’ailleurs, je ne l’ai pas photographié. Je suis surpris, je suis certain de ne pas avoir fait d’erreur. Je l’ai reconnu sous son masque, sa cagoule, son écharpe, ses lunettes épaisses.
Aujourd’hui, je sors mais je ne sais pas trop ce que je vais photographier. Ça commence à bien faire cette histoire. Tout de suite, je suis surpris du bruit, au loin, la voie rapide qui contourne la grande ville voisine. On entend des voitures, il y a beaucoup de voitures qui roulent, le début de la fin, des gens masqués derrière leur volant. Je vais photographier à contre-jour, peut-être. Depuis plusieurs jours, j’essaye de mesurer le soleil, de photographier des couchers de soleil, et je n’y arrive pas, trop clair, je ne comprends pas.
Le vieil homme a choisi de ne pas mourir, je le sais maintenant. Nous avons cru un temps qu’il se laissait partir, qu’il allait céder au virus mais non, hier, il parlait. Il jurait même, insultant le monde et son oreiller mal placé et cela sonnait faux. Il ne sait pas le faire, il se force, on le lui a toujours interdit. Il est fatigué, il a beaucoup maigri mais il mange. Nous essayons d’y penser le moins possible, nos nuits sont suffisamment agitées.
Je n’avais pas fait dix mètres que je croise à nouveau Yann, celui de la photographie. « Mon adresse, c’est… ». Il ne me laisse pas parler, va à l’essentiel, il ne me dit rien d’autre, me montre l’erreur. Il a oublié sa date de naissance qui figure dans son adresse électronique lui qui craint tant de faire mourir sa mère à table le soir, en mangeant. Il a peur de moi à nouveau, me montre son téléphone en avançant son bras mais en écartant largement le haut de son corps, désarticulé.
Je vais prendre des ombres, pas des contre-jours, des chimères sur les murs, là-pas-là, j’apparais, je disparais, « Fort-da » aurait dit Freud, pas là, là, la répétition du traumatisme.
Le vieil homme est toujours là, nous ne le voyons pas. Il était désemparé, désespéré après le décès de son épouse, la mère de sa fille. J’avais été lui dire, dans son linceul blanc, que nous irions la voir le soir après que les employés des pompes funèbres l’ont apprêtée. Rendez-vous était pris, on nous avait donné un code pour ouvrir la porte de la chambre mortuaire mais surtout attendre, ne pas y aller avant vingt heures. Huit heures du soir, décidemment, cet horaire nous poursuit. La journée s’était passée dans l’attente et dans les premières et nombreuses démarches. Puis l’heure fatidique est arrivée, huit heures du soir, la famille était là, le vieil homme, ses enfants et leurs conjoints, un petit-fils, on allait voir la morte, je l’avais déjà vue. Vingt heures.
C’est drôle une ombre, il suffit de changer son orientation et l’histoire racontée est différente, toujours le point de vue : des roues crantées, un petit personnage qui regarde à travers une loupe, un grand nez au-dessus d’un muré, un casque sévère, « Métropolis », le peintre a laissé trainer son pinceau, une coulée de peinture s’est répandue. Je joue avec les ombres, je les renforce, surtout ne rien montrer, laisser deviner, imaginer. Les vieux photographes savaient le faire. Ils mettaient un cache sous la lampe qui devait révéler l’image pour masquer une partie de la feuille à imprimer, à exposer. Ils provoquaient l’ombre, ils jouaient avec leurs mains, ballet gracieux sous la lumière.
Le vieil homme est arrivé devant la porte au bras de sa fille. Il était vingt heures, il était temps d’entrer dans l’antichambre. Quelqu’un fit le code, je ne sais plus qui ; rien ne se passa, la porte resta fermée, silence, stupeur. On recommença, la porte n’obéit pas, obstinément, pas là. On insista, les personnes se relayaient devant la serrure codée, rien, les minutes passaient, les gorges se serraient. « Je veux la voir » dit le vieil homme. Les commentaires allaient bon train, chacun se cachant derrière ses connaissances, ce qu’il savait : une panne de courant, un électro quelque chose qui ne marchait pas, un truc bidule qui n’obéissait pas, un code codé, un machin qui nous empêchait de voir la mort. Les techniciens croient pouvoir régir le monde.
Un Shadock ! J’adorais cela enfant, la voix de Claude Piéplu. Je change le sens de lecture des photographies, je fais des rotations, ne plus savoir où est l’ombre et la lumière, juste des formes. Celle-là est complexe : un arbre ? un tronc ? Un corps les bras levés ? On ne voit finalement que ce dont on a envie, le reste n’a pas d’importance.
Le vieil homme était désespéré. Il voulait entrer, cette fois-là, dans l’antichambre. La situation devenait tragique, j’étais en colère. Je suis souvent en colère. Je me souviens avoir dit : « J’en ai assez ». Je me suis avancé vers la serrure, j’ai composé le code, un clic, la porte s’entrouvrit, stupeur. « C’est ouvert » a dit un des fils. Vite, réagir, se ressaisir ; d’abord le vieil homme toujours tenue pas sa fille admirable, lui laisser du temps, il n’avait encore jamais vu ce qu’il allait découvrir. Ensuite, les fils, organiser le passage à défaut de le peindre. Les petits enfants viendront en leur temps.
Le soir, je suis rentré seul en voiture, cent-cinquante kilomètres éprouvant, la fatigue et les larmes, l’accident évité de justesse, une hallucination m’avait montré une route qui n’existait pas, j’ai failli la prendre, pas pour cette fois.
J’entends sa fille qui écoute la mort de Didon, « Remember me », encore un ostinato, une obstination d’enfant qui veut que cela revienne.
Un enfant est né ; un petit neveu, il porte le prénom d’un conquérant.
Un vieil homme continue de lutter. Je crois qu’il a gagné, je crois.










JOUR 39 - VENDREDI 24 AVRIL
Sans entrain. Fatigué. Je sors, sans but, je décide à chaque carrefour où je vais aller. J’ai hésité sur l’objectif, 35mm, 18mm. Je prends le 18mm, je vais aller voir un peu ce qu’il y a chemin des chevaliers de la gaule.
Le vieil homme va mieux, il parle, il n’a pas eu de fièvre depuis deux jours, il mange un peu. Nous n’osons pas nous réjouir, cette maladie est tellement imprévisible. Nous essayons d’espérer, une crainte tout de même, au creux de l’estomac. Il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre, tout le reste est difficile à mettre en œuvre, ce texte par exemple.
Je marche vers la limite, vers la Marne, vers les confins de mon espace autorisé. Ça également me pèse, j’aimerais aller à Paris, j’aime m’y promener, marcher dans les rues sans but, regarder les gens aux terrasses de café. Je me demande jusqu’à quelles limites le vieil homme a poussé son chemin. Un temps, nous l’avons perdu de vue, il était loin.
J’ai choisi la musique des obsèques de son épouse, normal, c’est moi le spécialiste. D’Helfer, l’entrée du cercueil, un adagio qui n’existe pas ensuite, vœux de la défunte, une musique reconstituée par un musicologue à la fin de la seconde guerre mondiale et qui a son succès. Et puis l’Adagio de Barber, une œuvre étonnante que sa fille a choisi avec moi, la composition d’une vie. Je me demande si j’ai jamais entendu autre chose de ce compositeur. C’est un mouvement de quatuor à l’origine ; son succès fut tellement grand, dans les années trente, que la pièce a pris son autonomie. Barber y a même ajouté des paroles mystiques : Agnus Dei. Aucun intérêt, raté, c’est justement l’absence de texte qui fait la force de cette composition.
Maintenant, il est sûr d’avoir un cancer. Il est sourd, il a mal entendu le médecin mais les malheurs ont été tellement nombreux à s’abattre sur lui qu’il se verrait volontiers cancéreux : la plainte. Sa fille lui parle doucement, enfin fort mais en douceur, il faut qu’il entende. Elle rit même quand il parle du crabe. Elle lui raconte le futur, les repas, la convalescence, il acquiesce, cela va être long, il le sait, on ne parle pas encore de son domicile futur. Elle lui raconte aussi le passé, doucement. Il l’a appelé le matin, il ne s’en souvient pas. Elle reconstruit patiemment un monde dans lequel le vieil homme se réinstalle doucement, le temps, les lieux, les personnes, toujours recommencer. Son petit-fils l’a appelé, il se souvient de son métier, et de ce qu’il fait en ce moment. Il est énervé, il dit encore des gros mots, son téléphone est lourd, il est fatigué, il rit un peu.
J’ai fait entendre l’Adagio de Barber à mes élèves. Un orchestre de cordes était venu le jouer, c’était émouvant. Claire, une grande cheffe d’orchestre, dirigeait de merveilleux musiciens qui passent de collèges en lycées pour amener cette musique exigeante partout. Elle était venue, quelques semaines plus tôt, rencontrer les élèves dans ma salle et avait appris quelques minutes avant son intervention le décès de son maître, de son ami, le grand Claudio Abbado. Elle était restée, frappée de stupeur, à parler aux élèves qui sentaient bien la douleur du moment ; elle avait montré son bras, sa main, les gestes doux et précis de la cheffe d’orchestre ; elle leur parlait sans précaution, sans choisir ses mots, comme s’ils étaient capables de tout comprendre. C’était beau et émouvant.
J’ai fait une sieste avec mon petit-fils. Je suis celui qui l’endort ; dans mes bras, souvent, Naïm se détend et finit par s’abandonner. Sa mère l’a amené dans le grand lit, comme on dit, j’allais faire la sieste. Deux livres d’abord, qu’il a écouté blotti dans le creux de mon épaule, attentif. Ensuite, une résistance normale, dormir alors qu’il y a tant de choses à voir dehors ! Je le prends dans mes bras, je marche un peu, il est lourd maintenant mais j’ai décidé, à sa naissance, que je n’aurai jamais mal en le portant. Il finit par poser sa tête contre ma poitrine, je marche encore un peu, des chansons douces, Frère Jacques en mode mineur. C’est une version que Mahler utilise dans le troisième mouvement de sa première symphonie, le chant du violoncelle. J’aime cette œuvre qui fait entendre le monde. Il ferme ses yeux, sa tête est lourde, il se met à flotter, le monde lui appartient, je l’allonge sur le lit, je le regarde. Le monde m’appartient aussi.
Je photographie quelques maisons qui me surprennent, curieuses, belles. On a construit où il y avait de la place. Je ne vais pas faire de série, juste le témoignage de ma promenade matinale. Le pont de la libération, la plaque me fait sourire par sa grandiloquence ridicule : des chars de 35 tonnes l’ont franchi dans un élan irrésistible ! Les bords de Marne sont moins bien organisés de ce côté, j’arrive à un grand champ, zone de déversement des vastes inondations. Il y a un mois, il était encore envahi par les eaux.
Le vieil homme n’est pas content. Il ne peut plus se lever, il ne peut plus recharger ses batteries, celles de son téléphone. Une infirmière va venir lui souffle doucement sa fille, elle le fera. Il se calme un peu. Il commence à croire qu’il s’en est sorti, il attend la prochaine catastrophe. Qu’est-ce qui le fait tenir ? J’ai toujours eu la sensation que c’était la peur, la peur de la rue, de l’autre, du « qu’en dira-t-on ? », du changement, du différent, de la mort, de la vie.
Quand Claire et ses musiciens ont eu fini cet adagio, le silence des élèves me prit à la gorge. Ils savaient, sans comprendre, qu’elle jouait cet pièce en hommage à son ami. Comment le dire, lors des concerts, me demanda-t-elle ? In memoriam. Les élèves restèrent un temps en suspension, ailleurs, la part nécessaire du rêve quand on écoute de la musique. Trois grandes filles de troisième s’approchèrent vers moi comme dans une urgence : « monsieur, c’était extraordinaire ! », elles rayonnaient, elles venaient de découvrir quelque chose, elles ne savaient pas quoi. En classe, toujours, les élèves écoutent cet adagio jusqu’au bout ; les corps s’immobilisent, eux qui bougent tant sur leur chaise, plus de sept minutes, une éternité pour une audition scolaire. Je vois leurs yeux cesser de voir, regarder ailleurs, en eux, hors de la classe, pourtant ils sont toujours là. Je les regarde. Un jour, une élève brisée par ses parents indignes s’est levée et est sortie s’effondrer en sanglots dans le couloir. L’émotion était trop puissante, elle pleurait, elle avait peur. Reste-là, pleure, reviens quand tu peux.
Le sentiment océanique. Être le monde, l’univers, tout ; c’est un échange entre Romain Rolland et Freud qui apparaît dans Malaise dans la Culture. Romain Rolland s’en ouvre à son ami ; il éprouve, parfois, une « sensation » ; Freud lui répond sur le « sentiment océanique », l’enfant qui découvre tout, la pesanteur, son corps qui tombe, le ciel, l’air qui entre dans ses poumons, l’univers au service de sa vie, le souvenir de sa vie aquatique. J’ai toujours pensé que cet adagio en était l’expression sensible : mesure binaire, non, ternaire, impossible de dire un temps suspendu dans cette œuvre, un crescendo immense, la vie qui entre à plein poumon. C’est peut-être ce que tu as entendue, chère élève souffrante, l’impossibilité du retour à ce moment où tout était possible.
Quelques fois Naïm ouvre ses yeux dans son sommeil, je lis ses rêves, je rêve avec lui.
Est-ce que le vieil homme a voyagé à nouveau dans ces contrées indicibles, liquides, lui qui a tant dormi, qui a craint de se noyer, qui a quitté le temps des vivants, est-ce cela ?
Il est revenu, nous attendons.










JOUR 40 - SAMEDI 25 AVRIL
Aujourd’hui est le quarantième jour de confinement, un chiffre rond, ça se fête. J’ai décidé de dépasser les limites, d’aller au-delà de ce qui est autorisé, trois, cinq, dix kilomètres peut-être, là où l’air devient léger et la respiration difficile mais où on voit loin : je vais photographier le ciel.
Je suis sorti un peu hésitant, pensant dans un premier temps aller chercher mon nouveau copain, celui des roses. Le soleil était caché de nuages, le ciel était beau, un ciel italien. Allons visiter les nuages. Ça aussi je ne sais pas les nommer, stratus, cumulus, cumulo pas grand. Pourtant, quand j’écoute une musique, je peux dire l’auteur, le siècle, le lieu, quelques fois même la ville ; souvent même, j’écoute et je fais de la grammaire, parfaitement dressé à analyser et écouter. J’ai de la chance, il me reste beaucoup de choses à apprendre : les arbres, les nuages…
Le vieil homme ne donne plus de mauvaises nouvelles. Il respire, nous respirons.
Sa fille dort dans le grand lit à côté de son petit-fils, j’ai fini ma sieste et je les regarde. Il a d’abord beaucoup remué, il a étendu ses bras, ses jambes, m’a caressé la barbe, les cheveux de sa grand-mère, ses longs cils, il s’est tourné, retourné, relevé, allongé, recroquevillé… ; il a dessiné un cercle tactile autour de lui, son monde du moment : je suis là, je suis de là.
Sa matinée avait été belle, il a joué avec la chienne, il a couru sur le terrain en pente se jeter dans mes jambes en riant. C’est dur de courir sur un tel terrain pour un enfant, et d’ailleurs c’est toujours en pente un terrain ; rien de tel que les jambes pour s’arrêter, se blottir et respirer dans un éclat de rire faussement craintif, on ne craint rien dans les jambes d’un grand-père.
Maintenant, il dort, il peut explorer son monde du dedans ; celui-là n’est pas toujours facile, il y a plein de trucs bizarres, des choses que les mères vont ranger, si on en croit James Matthew Barrie le père de Peter Pan, quand les enfants s’endorment. Et là, elles remettent en place des choses, en enfouissent d’autres qui leur paraissent curieuses : « Ça, il a le temps pour l’explorer ». Souvent, elles sont surprises de ce qu’elles trouvent ; où a-t-il pu dénicher une chose pareil. L’enfant dort et son monde devient infini.
La photographie de nuages n’est finalement pas si difficile que cela. Il faut du contraste, il faut surtout bien mesurer la lumière. Comment peut-on faire là-haut ? On fait confiance aux anciens, aux premiers photographes qui n’avaient pas de matériel électronique pour faire de telles mesures et qui, empiriquement, ont compris les choses. Regardez les photographies de Gustave Le Gray, « Brick au clair de lune ». Un navire sur la mer, sous un ciel tumultueux, un peu celui de ce matin. Et surtout, un puit de lumière, une ouverture extraordinaire sur le ciel, là-haut. Un photographe que j’admire beaucoup m’a un jour montré une photographie qui m’a fait penser tout de suite à cette photographie de Le Gray. Il était flatté que je lui dise, mais il y avait de quoi ! Il m’a donné le secret : trouve la lumière, cherche-là, mesure la. La lumière, ce n’est pas le nuage, c’est ce qui éclaire le nuage et qui laisse une trace dessus ; encore une fois, chercher le contexte. Si tu sais mesurer le nuage gris ou blanc, le ciel bleu, alors tu connais la lumière. Ce fut une révélation, je lui ai dit un jour combien il avait changé ma façon de voir, de photographier, d’écouter même.
Le vieil homme va mieux, beaucoup mieux, beaucoup de personnes l’appelle maintenant, nous ne sommes plus seuls.
« An evening hymn », Purcell encore. Nous l’avons souvent chanté, sa fille et moi, pour nous, c’est un chant d’amour. Toujours un ostinato. « Maintenant que le soleil voile sa lumière » disent les paroles, c’est bien cela, une histoire de lumière, cinq mesures qui se répètent, à trois temps, un sacré temps, et la plus belle des mélodies qui se déroule au-dessus, des guirlandes de nuages et d’éclaircies, pour finir par le mot jubilatoire : Alléluia, étiré, allongé. L’alléluia, c’est une partie de la messe, entre le Gloria et le Credo. C’est souvent difficile à chanter, il n’y a que les notes et les curés ont eu tendance à en rajouter, le « jubilus ». D’ailleurs, très tôt, ce fut tellement dur qu’on a été obligé de faire chanter l’alléluia par un spécialiste, un chanteur fait pour ça, le peuple ne pouvait plus suivre ; ce n’est jamais bon quand le peuple ne peut pas suivre.
Alors mesurons. Le posemètre que j’ai pris restera au fond de ma poche. Le reste c’est technique mais ça s’ancre dans l’histoire de la photographie, dans la mémoire. Le soleil perce derrière les nuages. Je vais trouver du blanc, du blanc bien brillant, je sais que c’est la limite de mon appareil photographie qui, bien que sophistiqué, a des limites. Si je trouve ce blanc, le reste suivra.
Et puis, ce n’est pas tout. Je ne photographie pas le réel, je ne cherche pas à reproduire, je photographie ce que je vois, si vous voulez voir autre chose, c’est votre problème. Cette trouée entre deux nuages, le ciel est bleu, parfait, c’est +2 sur mon appareil photographique – ne cherchez pas à comprendre, c’est technique vous dis-je – et surtout, c’est du bleu sur lequel je pourrai jouer lorsque je serai devant l’écran de mon ordinateur et que je développerai la photographie. Tragique : je densifie le bleu, le contraste augmente, le ciel s’obscurcit. Joyeux, alléluia, je laisse éclater les hautes lumières, le voile de lumière qui vient de derrière. Aller, je vais même peindre un peu, comme si je passais mes mains sous la lampe, je contraste, j’exagère…
Naïm a eu peur, un temps, dans le jardin. Il a joué à se faire peur, il a ri, ses épaules ont tressailli, il a mis ses petites mains d’enfant devant ses yeux, il s’est caché, il n’était plus là, le danger non plus. Pas longtemps quand même, vite, demi-tour, mon grand-père est juste derrière, je me jette dans ses jambes que j’entoure de mes bras, je ne crains plus rien.
J’ai regardé les nuages, j’ai regardé loin obnubilé par cet alléluia qui m’a accompagné toute ma promenade. La lumière était belle, j’ai levé les yeux au ciel, l’infini. L’enfant a caché ses yeux, il était devenu l’infini, un petit nuage blanc au milieu du ciel. Il découvrira le monde, il écartera les bras, de plus en plus loin, de plus en plus haut. Je serai là, longtemps, pour qu’ils se blottisse dans mes jambes quand il en aura besoin, debout.










JOUR 41 - DIMANCHE 26 AVRIL
Je finis la sixième semaine de confinement, encore deux jours. Je vais à nouveau remettre les pieds sur terre, j’ai voyagé trop loin hier. J’ai très envie de trouver mon copain aux rosiers, celui qui m’a invité, je n’ai pas encore trouvé son jardin. Je vais encore aller à la lisière de ma zone autorisée ; cette fois-ci je triche, je me prépare deux autorisations avec deux horaires successifs ; je vais sûrement marcher longtemps et j’en ai assez de ces injonctions absurdes. Ne pas aller en forêt, ne pas marcher trop longtemps ; pourquoi pas la forêt, il n’y a aucun risque de rencontrer des pangolins dans nos régions ! Je marche seul, je ne croise personne, j’aimerais bien qu’on me considère comme une personne responsable qui sait ce qu’elle doit faire. Je vais être irresponsable ; la maréchaussée ne me fait pas peur du tout.
Depuis deux ou trois jours, je suis atterré de devoir reprendre les cours dans un peu plus de quinze jours. J’entends bien reprendre « en présentiel » comme ils disent, vocabulaire technocratique déshumanisé. Je me demande si je ne deviens pas un peu frontal ? Mon aînée me dit toujours en riant que ça fait longtemps et que ça empire toujours avec l’âge. Cinq semaines de cours, six tout au plus, dans des conditions sanitaires drastiques, toujours sur le qui-vive, remets ton masque, lave-toi les mains, éloigne-toi de ton copain, mange dans la salle, va aux toilettes… Le corps, que le corps schizophrénique, coupé de l’esprit. Des demi, des quarts de groupes, les élèves à distance, masqués, récréations et entrées différées en fonction des niveaux, une organisation dantesque pour presque rien. Ce qui compte dans la vie, écrit Salomon Resnik, c’est l’expérience de la rencontre, la « chose vécue ». La vie quoi. C’est « garder les pieds sur terre », ce que je veux faire aujourd’hui, garder le contact avec ma propre réalité et avec celle de l’autre, avec le monde.
Je vais photographier des portes fermées, des portes de jardin qui ne ferment pas grand-chose, des portes faibles malgré elles mais qui ont les pieds sur terre, je suis allé trop loin hier. Les jardins sont presque à l’extérieur du bourg. Il y a quelques jardiniers plutôt âgées, à peine plus que moi. Je vérifie que la distanciation sociale n’existe pas. Les gens veulent parler, à distance certes, on ne sait jamais, mais ils veulent parler ; distanciation physique, pas sociale.
Le monsieur est gentil, une voix douce, il me parle de l’inondation, de l’eau qui s’est retirée lentement et qui a ralenti les travaux dans le jardin, la croute sur la terre qui a durci en séchant. Il vient d’arroser, il veut retourner et planter ses pommes de terre. Très vite, il me parle de lui. Il est déçu, la liste sur laquelle il était a perdu les dernières élections, il faisait partie de l’ancienne municipalité battue sèchement, un comble pour quelqu’un qui vient de se plaindre des inondations. Il est, dit-il, maître des cérémonies de la municipalité ; ça lui semble important, c’est lui qui organise tout ce qui se passe au monument aux morts. Il espère, me dit-il, que la nouvelle municipalité lui laissera la fonction. Il fait comme moi, il triche, il a plusieurs feuilles qui lui permettent de faire durer sa présence dans son jardin.
C’est très curieux, les portes de jardin ; souvent elles sont renforcées de cadenas, de chaines lourdes, de grillages sur des grilles. Pourtant la clôture qui les prolongent est fragile, percée, trouée en maints endroits. L’une d’entre-elle est surmontée de pointes menaçantes, d’un peu de fil de fer barbelé !
Gilles me croise au bout de la rue. Il fait partie de ces personnes que je croise régulièrement nous avons fini par nous saluer. Les premiers temps, il continuait à courir sur place quand nous échangions quelques mots. Là, il s’arrête et plaisante ; nous ne nous sommes pas vus depuis plusieurs jours, il était inquiet pour moi ! Très vite, la conversation dérive sur mon matériel, il travaille dans l’audio-visuel. Je suis surpris du nombre de personnes qui pensent que je suis professionnel. Mon appareil photographique fait partie de ma silhouette pour les personnes du matin.
Une femme promène son chien, au bout de son jardin, près de sa grille. Je ne l’ai pas vue. « Que faites-vous ? ». C’est vrai que j’étais à genoux en train de photographier une grille qui menait sur rien, fermée à double tour, une boite à lettres ouverte et abandonnée, une forêt vierge derrière. Dans son esprit, je prends quelque chose qui ne m’appartient pas, je prends une photographie ! Il suffit de sourire, bonjour, je ne vous avais pas vue, je fais des photographies (je ne les prends pas !), je marche, la lumière est belle. Ça suffit pour désamorcer l’agressivité. Elle est d’ailleurs protégée par la grille de son jardin et son petit chien qui ne s’occupe pas de moi.
Je cherche le jardin aux roses. Je marche longtemps, je dépasse allègrement l’espace qui m’est alloué, je longe le canal, la lumière sous la canopée est encore plus belle, chaude, il n’y a plus de grille, plus de jardin, des villas magnifiques et surannées. Je vais jusqu’au pont sur le Morin. C’est un endroit curieux, trois cours d’eau qui se croisent : le canal passe sur le Morin qui se jette moins de cent mètres plus loin dans la Marne. Il est temps de rentrer, il fait beau.
La surprise fut belle, l’homme aux rosiers était dans son jardin, je lui fis un grand signe, il me salua et s’approcha de moi, m’ouvrit son jardin. Il me donna des détails précis : 498 plants de salade de toutes les couleurs, des rouges, des vertes, fragiles et tendres ; 500 pieds de pommes de terre, des buttes bien régulières. Mais où sont les roses ? Il m’avoue ce que je savais déjà, il m’a pris pour quelqu’un d’autre. Pas grave, ça fait un copain de plus. Et d’ailleurs, son nom est l’inverse du mien, un palindrome ! Très vite il me parle de lui, il était photographe, faisait de l’argentique, des temps anciens. Il a photographié Joe Dassin et vendait ensuite ses photographies sur les marchés, 5 francs le petit format, 10 francs les grandes, avec autorisation de Joe ! On a bien parlé et je ne l’ai pas photographié.
Les libéraux pensent avoir gagné, ils fabriquent un modèle de société libérale, leur rêve : la société n’existe pas, que des individus en relation contractuelle, et les familles. L’archaïsme à l’état pur, le retour de la horde originelle, la loi du plus fort : tout le monde à un mètre les uns des autres, ne pas se toucher, juste les groupes de confinement, allez bosser, rentrez chez vous, ne vous parlez pas, pas de copain, pas de jardin…
Je crois que je suis inadapté.










JOUR 42 - LUNDI 27 AVRIL
Fin de la sixième semaine. Quand on a quitté le collège, pour moi c’était un jeudi, on en prenait pour quinze jours disaient-ils. Maintenant, j’espère ne reprendre qu’en septembre et on annonce une reprise des cours absurde dans deux semaines. Je vais aller sur le chemin du collège à pied, je vais me diriger vers lui en dépassant largement ma zone de confinement, tant pis, je serai sur des chemins de traverse, là où la police ne s’aventure pas.
En six semaines, je crois que j’ai progressé dans le domaine de la photographie, celui qui a pris récemment la place de la musique dans mes activités culturelles. Je regarde autrement. J’ai également écouté beaucoup de musique pendant ce temps d’écriture grâce à mon copain Jean-Charles qui a regardé et écouté mes photographies ; quelle belle expérience, il a une culture musicale impressionnante complètement différente de la mienne, j’ai beaucoup appris là aussi.
Aujourd’hui, je vais photographier des feuilles et des petites fleurs en faisant attention à l’arrière-plan. J’ai un double choix, le rendre présent ou le faire disparaître en mettant derrière mon sujet le ciel. Je m’aperçois depuis ces quelques semaines que ce qui me fascine le plus c’est l’arrière-plan, le flou qui est derrière le sujet, celui qui permet finalement de le comprendre. Je n’aime pas les bouillies, j’aime pouvoir lire, en m’appliquant, des détails, deviner des objets en partie masqués. Une fleur d’arbre exotique, on voit bien la camionnette garée à côté, et le vert des feuilles de l’arbre qui, très sombres, permettent au fruit de se détacher. Une feuille d’érable, sur le ciel bleu ; on ne voit rien, pas de hors-texte et pourtant si ; le photographe doit lever la tête, tenir son appareil photographique en l’air pour prendre une telle photographie.
Je me souviens d’une partition de Charpentier, la copie d’une messe splendide qu’il fit d’un musicien romain, à quatre cœurs. Il avait largement raturé deux pages ; deux pages de papier, dans les années 1680, ça coutait cher. Pourquoi donc ce gâchis manifeste ? J’ai copié des milliers de pages de musique, un temps incroyable à organiser mon papier, mon crayon, les portées préparées ou non sur la page, la gestion des photocopies des œuvres copiées… Je sais pourquoi une page est gâchée, même trois siècles plus tôt. Charpentier a raturé son travail, j’ai vécu la même chose, fait des gestes proches. Il était fatigué, la preuve, deux pages plus loin, il a écrit « quelques fois le bon Homère va dormir », une référence à Virgile. Les erreurs arrivent dans la fatigue.
Des fleurs blanches devant un sous-bois ; un rayon de soleil les fait sortir de l’ombre, ce sera facile à mettre en valeur. On verra tout de même des troncs, des puits de lumière au loin. Des feuilles de charme, je crois, le chemin sur lequel je suis se dessine derrière. Une feuille luisante de rosier ; même en noir et blanc on devine le vert intense dont elle est faite, et la grille sur laquelle pousse la plante. Le bord du chemin est lumineux, la petite rivière derrière est ombragée.
J’écoute le Labyrinthe de Marin Marais, celui de « Tous les matins du monde », un film que je n’ai pas beaucoup aimé. Toujours comme cela les films musicaux, je n’aime pas voir les doigts des acteurs bouger maladroitement sur la plus belle musique du monde. Le Labyrinthe, c’est une expérience sonore, un chemin passionnel, douze minutes de musique surprenante faite d’arrêts et de départs abruptes ; le musicien cherche son chemin, ça tombe bien, moi aussi, je ne suis pas certain de l’endroit où je veux aller ! À gauche ? à droite ? devant ? Je me souviens du Labyrinthe de charmilles du château de Cheverny ; nous y avons joué Pascale et moi, nous retrouvant à nouveau dans le petit temple de l’amour au milieu.
Encore un arrêt, le musicien est décidemment plein d’hésitation. Nous avons enregistré cette pièce dans le château de Vaux-le-Vicomte, avec mon ami Philippe Foulon. Le château était à nous – c’est une expression –. C’était bien entendu la période de fermeture du domaine, en février, il neigeait, les instrumentistes étaient dans le grand salon. Moi j’étais dans la pièce d’à côté, la bibliothèque, sous un exemplaire de l’Encyclopédie, 12° au mieux, j’étais assis sans bouger devant la partition et je guettais frigorifié et attentif les erreurs des musiciens, les défauts de justesse, les bruits parasites… Stop ! Un avion passe, il est loin, dix kilomètres, on n’entend que lui. Stop encore ! des enfants jouent dans le jardin, dans le parc, dans les allées ; les enfants du propriétaire, on ne peut pas lui en vouloir ! Quelquefois même, dans la fatigue, l’épuisement d’une expérience musicale, esthétique, culturelle et émotionnelle, nous avions l’impression le château nous parlait. Pas d’hallucination, non, mais des retours de résonances dures, impossible à laisser, des craquements, des bruits indistinctes, merveilles.
Une modulation curieuse, dans la manière d’accorder du XVIIe siècle, ça devait sonner très dur ! Mais les passions labyrinthiques peuvent aussi peut faire souffrir, ça peut faire pleurer. Éprouver des passions, c’est avoir un corps ce qui exclut les anges. Le labyrinthe ne se comprendra que si on sait que chaque tonalité de la pièce de Marais correspond à un ethos, une énergie disait-on à l’époque, une passion, l’arrière-plan de la musique donc.
La majeur, guerrier et champêtre, le labyrinthe est végétal. Fa dièse mineur est trouble, on n’en connaît pas l’effet dit Rameau. Marais me guide dans une musique que je lis doucement et que je découvre à chaque audition, plein hésitant, doutant. Il me dévoile un chemin musical plein de surprises, de détours. Vous croyez que je vais là ? Et bien non, écoutez mieux. C’est ça le plaisir esthétique, la multitude des émotions et des répits, « attentes trompées et récompensées au-delà de l’attente » écrit Lévy-Strauss.
Je me suis promené tous ces jours comme dans un morceau de musique. J’ai toujours trouvé quelque chose à photographier car le paysage qui m’était limité se reconstruisait à chaque sortie, à chaque pas, au fil de ce que je vivais. Le Labyrinthe se termine, une sonnerie qu’on attribuerait volontiers à un cor, une ultime hésitation, le chemin est là : une chaconne, encore une fois, le temps suspendu.









