JOUR 43 - mardi 28 avril
J’ai rarement rencontré autant de connaissances en marchant dans le bourg. Il faut bien le dire, je me suis fait plein de copains, les promeneurs du matin, ceux qui vont prendre un café chez Nicolas un ancien élève que j’ai tellement croisé depuis bientôt deux mois qu’il a fini par accepter de me tutoyer ; nous nous donnons des nouvelles, trente ans de silence à rattraper. Noël le jardinier renouvelle son abonnement à un jeu de hasard. Il a toujours ce même pantalon de grosse toile largement ouvert à chaque genou. Comme d’habitude, il a le réflexe de me tendre la main., moi aussi mais sagement nous y renonçons tous les deux, à regret : nos mains ne sont pas armées mais nous devons nous méfier l’un de l’autre. Ce temps de douleur va faire des ravages.
Les nouvelles du vieil homme ne sont pas bonnes ce matin. Pourtant sa fille était très optimiste, il semblait aller mieux, il était cohérent, les discussions étaient plus longues. Mais hier, dans la journée, il n’allait pas bien, il divaguait à nouveau. Aujourd’hui, il a fait un malaise, un « mal-être », son corps le lâche, pourvu qu’il ne lâche pas l’affaire lui aussi. Les médecins ont décidé qu’il avait besoin d’aide pour respirer. Quatorze jours, chiffre maudit ; un passage, une bifurcation, deux chemins possibles, nous saurons dans les soixante-douze heures.
Noël est soulagé. Hier, il a labouré son terrain et il a plu cette nuit. Cela aurait pu anéantir son travail éprouvant mais je n’ai pas vraiment compris pourquoi. On l’attend cette pluie, on espère qu’elle tombe, qu’elle nettoie un peu tous ces miasmes qui nous envahissent depuis sept semaines.
Ce matin, je suis parti pour photographier des gens masqués, un autre cadrage, en pied, des gens debout. Pour cela, rien de tel que le 50mm que j’aime tant. Cela dit, j’aime tous les objectifs qui sont dans ma sacoche de photographe. J’ai pris un soin particulier à les choisir. J’ai rapidement déchanté, personne ne porte de masque, c’est un objet encore rare. Le vieil homme est tombé malade parce que des soignants l’ont contaminés. Ils l’ont rendu malade parce qu’ils n’avaient pas de masque.
Où ira la culpabilité ? La responsabilité, nous le savons.
Je change d’objectif, je conserve le 50mm qui ira très bien, je vais photographier des poubelles. Il y en plein, de toutes les formes possibles et depuis le début du confinement j’ai essayé de les masquer alors qu’elles sont très présentes dans le paysage de la petite ville. Il y en a une au milieu de la passerelle, quand il faut choisir son chemin. Vers la gare ? Vers la ville ? C’est fou comme une poubelle peut donner la sensation de la solitude, même si un autocollant semble dire que le monde leur appartient. Les poubelles revendiquent et c’est peut-être vrai, le monde actuel est celui de la poubelle, du déchet, du rebut. Une poubelle attend l’autobus. Ce matin, à la gare autoroutière, il y avait une dizaine de personnes qui attendaient leur transport. Aucune ne portait un masque. Le gentil pharmacien que je rencontre souvent est toujours aussi en colère contre les irresponsables gouvernementaux ; pas de masque, pas avant la semaine prochaine ou pire, dans quinze jours.
Ce petit bout de tissus anodin aurait pu sauver le vieil homme. Il lutte mais il est seul cette fois-ci, encore plus. Il a perdu la gentille infirmière qui l’appelait « petit père », il ne verra plus que des inconnus masqués pour qui il représente un danger. Il ne reconnaîtra plus personne, sa fille ne peut plus lui parler.
Un enfant tout seul, ça n’existe pas disait Winnicott.
Un vieillard tout seul, ça n’existe pas.
Un humain tout seul, ça n’existe pas.
Je suis en colère.
Il a plu cette nuit, un peu. Un vieil homme d’allure sympathique balaye son caniveau.
« Allez-vous balayer toute la rue ?
– Et pourquoi pas jusqu’à Paris ! ». Il feint une grosse colère ! « Regardez, il a plu en face et pas sur mon trottoir qui est resté poussiéreux ! ». Étonnamment le trottoir d’en face est mouillé, pas le sien. « Il faut que je balaye, qu’est-ce qu’il fout là-haut, il ne pouvait pas faire pleuvoir des deux côtés ce con-là ? ». Nous rigolons. Il habite à côté de l’église mais ça ne semble pas être sa cantine.
D’ailleurs l’église, venons-y. Quand le vieil homme était au plus mal, la première fois, je suis passé devant le porche ouvert. Le gentil prêtre était là. Qu’est-ce que je pourrais faire pour le vieil homme ? la question nous obnubilait sa fille et moi ; nous ne pouvions rien faire, loin de lui, interdits même de lui donner la main, de respirer le même air que lui.
Le curé m’écouta : « Je ne suis pas croyant, je ne pratique pas ». Il me répondit en riant : « Je suis croyant, je pratique ». Nous avons ri ensemble ; j’ai beaucoup ri pendant mes rencontres. Maintenant un aveux. Je jure sur le trottoir sec du vieil homme en colère qui dit des gros mots que je n’ai jamais fait cela avant, que je ne le ferai jamais plus, mais mon désespoir, ma tristesse du moment m’ont amené à des extrémités que je n’imaginais pas.
Je me suis entendu dire : « Pouvez-vous dire une messe pour le vieil homme ? ». J’ai demandé une messe d’action de grâce, j’ai participé à une bondieuserie, une absurdité qui châtre le monde depuis toujours. Je ne l’ai pas dit au vieil homme dans son hôpital. J’attendais qu’il sorte, ça lui aurait fait plaisir mais les copains vont se moquer de moi. Je n’ai que ce que je mérite. J’espère pouvoir lui dire un jour.
Une poubelle devant l’école, une devant la roulotte qui ne bouge plus, un alignement improbable de bidons qui retiennent une bâche. Et cette poubelle, assise sur un banc. Ça m’a plu, allégorie civilisationnelle, nous n’avions pas encore eu l’appel de l’hôpital.
Je suis confiné, j’ai rencontré plein de gens. Je suis confiné, je n’oublierai pas.










JOUR 44 - MERCREDI 29 AVRIL
Je suis toujours surpris de ce que peut dire une photographie, plus encore une série de photographies. Depuis quelques semaines à quelques exceptions près, je cherche à réaliser des séries homogènes, un thème central. Il ne s’agit pas seulement d’inventorier même si je suis convaincu que la période s’y prête. Et d’ailleurs la photographie de rue, c’est cela : témoigner du quotidien, renseigner la vie de tous les jours, documenter l’espace, le temps aussi. Je préfère regarder une photographie des rues vides de la petite ville que celle spectaculaire et arrogante des Champs-Élysées déserts.
Des copains photographient à partir de leur fenêtre, fenêtre sur rue pourrait-on dire. D’autres interrogent les gens, qu’est-ce que travailler dans un confinement ? J’adhère à toutes ces pratiques, toutes ces interrogations de l’humanité, de la présence et de l’absence dont il est tant question en ce moment. À chaque fois, je cherche la présence humaine ce qui revient souvent à chercher la trace, le plis qu’elle laisse dans l’espace. Les poubelles disaient beaucoup. Aujourd’hui, je vais photographier des portes de garage à condition qu’elles soient affublées d’au moins un panneau d’interdiction de stationner. On se donne les contraintes qu’on peut. L’interdiction, c’est une relation à l’autre.
Le vieil homme est à nouveau présent dans chaque seconde de notre vie. Il nous envahit de son absence, il respire mal, le virus couronné est en lui et ne cède pas, la machine à scruter les poumons l’a confirmé hier. Nous sommes fatigués, tous, fatigués de ne pas pouvoir lui tenir la main, fatigué de l’absurdité de la situation. Sa fille est tombée malade. Ce n’est pas vraiment grave, c’est douloureux ; elle accompagne tendrement la maladie du vieil homme : elle souffre avec lui, profondément humaine. J’admire la manière dont elle sait accompagner les personnes.
Des portes de garage, il y en a partout. Certains même les ouvrent tous les jours, objets du quotidien qui passent inaperçus. C’est plus ou moins comminatoire une porte de garage : ne pas se garer, garez-vous, barrez-vous, gare à vous, garde-à-vous ! Ne pas stationner, passez votre chemin, interdit tout court. Quelquefois, c’est juste discret, un petit panneau, quelque chose comme : pardon de vous déranger, peut-être pourriez vous vous arrêter ailleurs ? D’autres fois, c’est franchement sauvage, la porte a pourtant l’air fragile mais le panneau est là, sans un mot, énorme voire absurde. On sent qu’on ne discutera pas.
J’ai beaucoup travailler sur la trace de l’autre, étudiant en licence de musicologie et après ; ça fait un sacré bout de temps maintenant. Découvrir la musique tardivement, avidement, alors que j’étais un peu âgé au regard de beaucoup de musiciens professionnels m’a donné faim. Je voulais savoir lire toute la musique, les neumes pattes de mouche les plus anciens, l’écriture de Notre-Dame de Paris – on l’appelle la notation pré-franconienne –. J’ai même été écouter en auditeur libre les cours d’un formidable professeur de la Sorbonne, Bernard Gagnepain, sur la notation blanche pour savoir lire Josquin Desprès. La notation blanche, c’est une écriture musicale du 15e et du 16e siècle faites de notes carrées ou losangées blanches, de ligatures, des regroupements graphiques de notes pas toujours simples à lire. Ce sont des cours dont je garde en mémoire la puissance émotionnelle. Transcrire des pages de musique d’un temps révolu est une expérience humaine puissante ; entendre les voix apparaître une à une sous la pointe de le crayon de papier est un bonheur incommensurable. Ils m’ont aussi beaucoup appris humainement ces maîtres anciens, chercher la trace de l’autre, chercher soi-même en l’autre.
Le vieil homme ne va pas bien. Il fait l’expérience ultime de la solitude absolue, il suit un chemin de silence et d’obscurité coupé de tous ceux qui l’habitent, des parts de lui-même qui essayent douloureusement de se rattacher à lui, loin. Nos cris même ne l’atteindront pas.
Quand on transcrit ces maîtres anciens, on cherche leur logique d’abord, on essaye de comprendre la graphie, le geste, la pointe de la plume ou du calame ; c’est une logique vacillante, humaine encore. Quelques fois, je commence la transcription en positionnant mon cahier ou mes pages de telle ou telle manière. Puis, au fur et à mesure du travail long et fastidieux, la position des objets change autour de moi : la gomme est mieux ici, je vois mieux la page de cette manière, j’ai mal dans le dos, il faut que je bouge.
Lisons les portes de garage : celle-là n’est pas sûre d’elle-même, la porte du placard électrique pend lamentablement, les roses ont envahi l’espace, on sent bien que l’interdiction de stationner est timide. Ici, en revanche, elle est insistante, menaçante. C’est un espace privé, allez-vous en et si jamais vous restez, alors je ferai intervenir un camion grue. D’ailleurs, il y a trois panneaux qui déclinent cette menace. Et même quatre panneaux sur cette porte. Pourtant, on sent une certaine lassitude ; ils sont décrépis, défraichis, l’un d’entre-eux est cassé, il y a une exaspération et peut-être un renoncement. Je connais bien cet endroit, les gens s’y garent n’importent comment. J’ai fait un détour pour rentrer, je voulais à tout prix photographier la porte d’un jardin, un panneau dessus, attention, sortie de motard !
J’ai rencontré Noël à nouveau. Je sais maintenant où il habite. À nouveau on a failli se serrer la main. Je lui ai proposé de le photographier, d’aller avec lui dans son jardin et de prendre des photographies de son travail. Il voulait y aller sur l’instant ! Noël, ancien photographe, faisait des portraits mortuaires, des morts dans des catafalques ; je me demande s’il vendait ces photographies-là sur les marchés, comme celles de Joe Dassin. Je vais aller le voir, quelqu’un de vivant, qui laboure la terre et la fait vivre, qui use les genoux de son pantalon à se baisser. Il est humble assurément.
Bernard Gagnepain m’a donné un jour une leçon de vie. Je l’avais appelé au sujet d’une chanson de Josquin Des Prés : « Je ne comprends pas, Bernard, si ce Si doit être bécarre ou bémol », un problème crucial en fait. Il m’avait répondu contre toute attente : assurément bécarre ! Je vous promets, une révolution pour moi. Mais il avait ajouté : « C’est très difficile comme problème Jean-Charles, faites-vous votre idée, étayez-là, lisez, ayez les arguments et la science pour défendre votre point de vue. Mais soyez également capable de le changer dans deux ans si on vous prouve que vous avez tort ». La vérité, la part émergée de la connaissance.
Le vieil homme ne réagit plus, ne répond plus. Les infirmières et les médecins trouvent qu’il ne communique plus. Communiquer quoi, avec qui ? Je suis en colère, plus qu’hier encore. Lui voudrait entendre ses enfants, les toucher, les sentir, la vie quoi.
J’aimerai pouvoir l’appeler une fois, juste une fois, pour lui dire qu’il a fait ce qu’il a pu comme père, qu’il a été un excellent grand-père, ça rachète tout. Maintenant, s’il le veut, il peut partir s’il trouve une porte ouverte, qu’il l’a prenne, rapidement, qu’il en profite, il a assez souffert.
Ça ne sera pas possible. Où est l’humanité ?










JOUR 45 - JEUDI 30 AVRIL
J’ai peu dormi, nous attendons, les yeux grands ouverts, la tempête a soufflé une bonne partie de la nuit. Une tempête de Seine-et-Marne cela dit, il ne faut rien exagérer, personne n’a été décorné, ni bœuf, ni chef de gare. J’ai hésité à sortir en plein milieu de la nuit prendre des photographies en pause très longue, dans l’obscurité profonde, appareil posé sur un pied, l’absence. La fille du vieil homme m’a demandé de ne pas le faire : trop d’angoisse.
Il a encore passé la nuit. Nous n’avons pas vraiment de nouvelles et si les dernières qu’on nous a données se voulaient rassurantes, elles nous ont révélé l’état dégradé du vieil homme. Nous sommes malades tous les deux. « Le corps porte les traces de l’histoire du sujet » écrit Salomon Resnik. Il peut aussi porter l’histoire de l’autre, de celui qui n’est pas là. L’inconscient parle à travers le masque de notre corps, nous avons peur.
Je suis sorti avec trois objectifs, ce qui est ridicule. Un seul suffit et d’ailleurs je sais ce que je vais faire. Mais être armé ainsi me donne peut-être la sensation d’être prêt à tout. Je me servirai de mon 35mm, tellement fidèle dans les flous d’arrière-plan. Je vais photographier des reflets, des choses vues dans une vitre de voiture, de magasin, des pare-brises. Il a plu, les effets seront certainement beaux. Hier, un copain m’a dit de continuer ces séries de photographies, ces multiples témoignages de détails qu’on ne regarde généralement pas. Alors commençons, et comme toujours, il faut que je m’échauffe. Quelques photographies sans importance d’abord, trouver ou retrouver les réflex, la mesure de lumière paraît simple.
Je descends la rue qui mène à la gare, je sais que j’y trouverai des autobus. Ça a des baies vitrées, les autobus, ça devrait refléter. Depuis le début du confinement, ils passent tous vides ou presque, à peine quelques passagers parfois depuis trois ou quatre jours. Le chauffeur paraît sympathique, j’ai même l’impression qu’il me connaît. Je crois qu’il me voit tous les jours depuis bientôt deux mois, et que je fais maintenant partie de son paysage urbain. Je suis d’ailleurs très urbain moi-même, une urbanité toute romaine, et je commence par lui dire bonjour et que j’allais photographier les reflets dans les vitres de son autobus. Les reflets sont tellement beaux qu’on ne les voit pas. Ils semblent la réalité devant moi, les vitres sont trop propres. Il faut un peu d’aspérités pour pouvoir regarder le monde et le voir. Les nuages sont menaçants.
Encore une fois, l’attente est difficile. Que fait-il le vieil homme seul dans sa chambre appareillé, monitoré, surveillé, par des machines nombreuses, seul ? Il doit être l’ombre de lui-même et d’ailleurs, on a du mal à le trouver ce matin. Dans quel service est-il ? Ouest ? Est ? Premier ou deuxième étage ? La gentille infirmière, encore une, nous dit qu’il a passé une bonne nuit, il s’accroche. Elle sait qu’il est perdu, qu’il ne voit que des masques qui doivent lui faire peur.
Le reflet dans la vitrine du café, en face de la gare, est spectaculaire, certainement l’effet d’un vitrage particulier. La passerelle toujours, celle qui permet de traverser, est dédoublée ; quel chemin suivre ? plus loin, la femme qui marche sans masque avec son pain dans la main n’a levé les yeux vers moi qu’après la photographie. Trop tard, j’avais déjà capturé son reflet. « C’est vous le photographe qui prend des oiseaux morts en photo » me dit le conducteur de la camionnette dont je veux photographier le reflet. Il y a une échelle sur le toit, le graphisme me plait.
Non, je ne prends pas les oiseaux morts, enfin, pas encore. Je lui explique que j’étais sûrement en train de photographier des bouches d’égout. Je crois qu’il me prend pour un fou, mais il aime le résultat que je lui montre. Il a les pieds sur terre, malgré son échelle. Souvent, les parebrises conservent des traces de la pluie de la nuit, comme des larmes. Je m’aperçois d’une merveille optique : je peux faire la mise au point sur le miroir déformant ou sur le reflet lui-même ; loin, proche, est flou ce que je décide.
C’est à ce moment-là que Gilles passe à côté de moi. « Je voulais vous voir ! ». Nous nous croisons très régulièrement depuis un mois et demi, il court, je photographie. Je ne l’ai d’ailleurs jamais saisi, peut-être une fois de dos. « j’ai été voir vos photographies, vous avez un sacré coup d’œil, il y en a beaucoup » ! Plus de quatre-cents, dix par jour. Je suis flatté, il sait de quoi il parle, l’image, c’est son métier, il veut m’écrire. Nous boirons un verre ensemble bientôt, un peu plus loin, sur le banc sous les arbres qui montrent le ciel. C’est fou comme un tel compliment me fait du bien ce matin ; la sensation de la fragilité, la peur, la fatigue. Je travaille vite, tout est urgent, tout attend.
Le vieil homme a pris son petit déjeuner. Il s’accroche, il faut qu’elle lui parle ; elle lui parle tous les jours depuis deux mois, elle sait qu’il est perdu, qu’il ne voit au mieux le reflet de son visage dans les visières des soignants qui se penchent sur lui, qui prennent soin de lui.
Le ciel, un bouquet d’arbre et le volant, une voiture de luxe. L’école pleine de larmes, une grille, le reflet de la grille, l’ambulance.










JOUR 46 - 1 MAI
Cela fait un mois et demi que nous sommes en confinement et que je sors comme jamais. Je sors pour rien, pour regarder, photographier, respirer et surtout lutter contre Thanatos : je ne resterai pas immobile.
Il a beaucoup plu cette nuit, j’ai pensé à Noël et à son jardin. De la grêle est tombée par deux fois dans les rafales d’un vent brutal. Il y a des feuilles pas encore jaunies sur les routes et les trottoirs. J’ai peur pour son jardin, pour la délicatesse de ses plants de salade. Ses pommes de terre ne craignent rien. Est-ce que son jardin a souffert ? Je vais essayer d’aller le voir.
Nous n’avons pas de nouvelle du vieil homme. Il allait mieux hier, dans un jeu de montagnes russes émotionnelles exténuant. Il a pu parler à sa fille, assez longuement, se plaignant d’être seul, de ne voir presque personne. Le rituel a recommencé, expliquer, redire le présent, le passé, le futur ; le lieu aussi. Toujours redire.
Je vais photographier des fenêtres. Je me demande si je ne l’ai pas déjà fait. Des fenêtres modernes, anciennes, fermées, ouvertes, avec ou sans volet. Vraies ou fausses. Car c’est la surprise du jour, il existe de fausses ouvertures, tellement bien faites que je ne m’en suis aperçu qu’aujourd’hui, des fenêtres qui cachent leur jeu, toquez au carreau et vous vous ferez mal aux doigts sur le ciment trompeur. J’aimerais plutôt photographier des gens, j’ai l’espoir que je croiserai Noël et que nous irons dans son jardin, qu’il m’autorisera à le photographier, une personne entière, pas un anonyme derrière un masque, quelqu’un qui m’a un jour dit bonjour par erreur, et qui a assumé ensuite.
Je ne sais pas encore comment le vieil homme s’en sortira, si même il s’en sortira. Ce matin fut silencieux, pas d’appel, pas de téléphone. Il dort, peut-être. Sa fille, elle, n’arrive pas à dormir, elle vient me le dire, elle aime ce que j’écris, j’ai eu tellement peur qu’elle lise tout cela. Elle me dit qu’elle a mal, qu’elle est fatiguée, qu’elle aimerait que ça s’arrête, la douleur, l’attente, je sens, j’entends les battements de son cœur, la plus belle des musiques, mon monde.
J’ai croisé Gilles qui courait. J’ai vu Yann au bas de son camion, sans son masque cette fois, une petit barbe. « Merci pour les photos, elles sont belles, je vais les montrer à ma frangine ! ».
J’écoute une œuvre majeure, peut-être celle qui…, je vais encore écrire que cette œuvre est ma préférée, mais cette fois-ci, c’est vrai. C’est vrai pour aujourd’hui maintenant. J’écoute l’Art de la fugue de Jean-Sébastien Bach. Une œuvre étrange, profondément musicale ; c’est un paradoxe de dire qu’une composition peut être profondément musicale. Je pourrais écrire musicale au point qu’on pourrait se contenter de la lire. C’est d’ailleurs ce que disent souvent les musiciens, une façon pour eux de montrer leur petit pouvoir, moi je sais lire la musique, pas toi. On ne sait pas si un instrument était prévu pour jouer l’art de la fugue. J’en ai cinq, six versions, je ne sais plus, trois pour orgue, j’écoute celle que je viens de recevoir. Le musicien qui joue fait un cadeau à celui qui écoute, je le prends comme tel, le cadeau est magnifique.
J’ai vu Naïm quelques minutes, on a ri.
Une fugue, c’est une œuvre composée sur une mélodie, un thème qu’on appelle le sujet et qui est joué autant de fois que de voix entrent les unes après les autres. C’est comme un canon, mais bien plus complexe, le sur-moi du musicien, de l’apprenti compositeur. Si j’ai étudié la forme, je n’ai jamais pratiqué la fugue. Il faudrait que je m’y attelle. La fugue, c’est l’art de mener une ligne mélodique et de la superposer avec d’autres lignes mélodiques qui utilisent le même matériau sonore. Matériau : depuis le temps que j’écris que la musique construit un monde, voilà, il fallait aussi parler du ciment, des briques. Pas de chichi dans l’art de la fugue, quatre voix qui avancent inexorablement, parfaites, rien à enlever, rien à ajouter. Soli Deo Gratia. Je ne fais pas une rechute mystique, SDG, c’est ainsi que Bach annotait parfois ses partitions, à la seule gloire de Dieu. C’est surprenant d’ailleurs car c’est une sentence jésuite, il était luthérien. Il faudra que je creuse ce problème.
La première des fenêtres est modeste. Elle ne doit pas être simple à utiliser, elle donne sur la rue, très basse, on pourrait voir ce qui s’y passe, des iris poussent devant, pas de fleurs, une grille solide, un grillage, une petite poutre comme linteau, on se protège. Au milieu du bourg, une toute petite fenêtre, basse, un petit enfant pourrait y passer. Curieux pour une devanture de banque ; mais non, celle-là est fausse ou bouchée, certainement la trace d’un usage antérieur. Rue Mademoiselle Poulet, un entrelacs extravagant de fils, un œil de bœuf avec une fenêtre carrée dedans ; je me suis toujours demandé qui était cette femme qu’on appelle encore mademoiselle. Je me l’imagine vieille, un foulard un peu graisseux, un vieux fichu, un tablier en tissus Vichy défraichi, gardant ses poules. Impossible de faire autrement.
Le thème de la fugue est tissé, mais ce n’est pas du vichy ! ce serait plutôt une délicate dentelle du nord de l’Europe, mais quelque chose qui résiste au temps cependant. Ré-la-fa, une quinte, la présence divine, on commence souvent à accorder son instrument en jouant une quinte, on gâche le ciment. Ré-do dièse, aventurons-nous sur la note sensible. Elle est importante celle-là et son accord a posé des problèmes, croit-on, pendant des siècles. Pas trop haut, plutôt bas le do dièse, ça change la couleur du monde. Ré-mi-fa, on écoute l’intérieur de la quinte, on décore, sol-fa-mi-ré, on revient à la note de départ, la tonique, celle qui donne la pêche : on va pouvoir y aller.
Curieux comme le temps est fuyant, même le ministère s’y met : on rentrera le, non, pardon le, enfin, ça dépend, peut-être que tout le monde n’aura pas le même temps. Alors, quoi, on rentre quand ? On prend le temps ou on ne le prend pas ? Les fenêtres ne sont pas décorées de pancarte. On espérait un peu quelques revendications contestataires, des banderoles aux fenêtres puisque cette année on n’a pas le droit d’aller se faire gazer, matraquer, nasser, pousser, enfermer, surveiller… Bon, pour ma part, ça n’a jamais été que le gaz, désagréable, la nasse, la surveillance. J’ai bien vu dans l’œil retors de certains pandores casqués qu’ils m’auraient bien frictionné le crane que j’ai chevelu depuis qu’on a interdit à ma coiffeuse de s’occuper de mon apparence, mais j’y ai échappé, et maintenant je n’ai plus trop l’âge, je fais gaffe.
Une fenêtre qui n’en est pas une ; tout y est, l’encadrement, les volets fermés, le rebord, tout, mais c’est faux, c’est juste du ciment qui imite à la perfection les volets métalliques. Une fenêtre qui a été neuve dans un mur qui n’est pas fini : le malheur de l’Art de la fugue. Moi je pense son bonheur, c’est tellement émouvant. Bach n’a pas terminé la copie, il est mort avant, et la dernière fugue part en lambeau, une voix s’arrête, la deuxième, la troisième vite, la quatrième… c’est fini ? Plus personne ne respire, ne rompons pas ce silence, ça continue dans notre tête, ça sonne toujours, ça vit ailleurs, ce silence qui ne s’arrête pas.










JOUR 47 - VENDREDI 2 MAI
Aujourd’hui, je crois que j’ai dépassé la limite. J’en suis certain même, je suis allé au-delà, plus loin, j’ai regardé de l’autre, côté, j’y ai marché. J’ai eu l’étrange sensation d’être à l’étranger, sur des terres que je laboure pourtant depuis des siècles. J’ai choisi de prendre des chemins de traverse ; la maréchaussée n’est pas toujours tendre avec le promeneur, je n’allais tout de même pas passer devant la gendarmerie ! J’ai exploré le chemin étroit le long du canal, ce petit chemin qui passe derrière un garage. Je n’aurais pas dû changer de pantalon aujourd’hui, les hautes herbes vont laisser des traces.
Le vieil homme a passé la nuit. Il a réussi à parler à sa fille, un appel déchirant, hier soir, un appel sans souffle, douloureux. Il n’avait répondu à aucune des tentatives de la journée. Il dormait pensait-on. La journée fut longue, banalement longue. Il a essayé de téléphoner : dix fois, vingt fois, cinquante fois finira-t-il par dire. Beaucoup trop pour son faible bras qui tient à peine l’appareil téléphonique. Une infirmière l’aidera, dans la soirée, il parle, la bouche pâteuse, ses phrases sont courtes, je l’imagine les yeux fermés.
Quelque fois des élèves cherchent la limite ; souvent même, c’est de l’âge de l’adolescence, le temps du changement de peau, de carapace, d’armure même pour certains qui se retrouvent dépourvus dans leur fragilité soudaine ; ils se défendent. Le complexe du homard ! pour grandir, il faut d’abord s’affaiblir. Beaucoup sont plutôt rigolos dans leurs comportements adolescents même si c’est parfois pénible. Depuis tant d’années je sais ce qu’ils font, je l’ai vécu moi-même. Il suffit souvent de leur faire comprendre, calmement, adulte : « la limite, c’est là ! Par-là tu pourras passer, par ici tu risques de me bousculer ou pire de marcher sur mes pieds, je ne vais pas aimer ». Ajouter toujours que s’il passe par tel ou tel endroit, même un peu au bord du chemin, alors je l’aiderai, juste à côté de lui.
Pourtant certains ne se contentent pas de cela, la limite ne les intéresse plus, ils la connaissent, ils l’ont déjà rencontrée. Ce qu’ils cherchent, c’est ce qui est derrière, au-delà. Souvent, ils y sont déjà allés un jour et sont revenus contre toute attente. « Les enfants qui poussent à bout » écrit Albert Ciccone. Je crois qu’on pourrait dire qui poussent au bout.
J’en ai eu quelques-uns en classe, c’est toujours très difficile. La limite est comme une drogue pour eux, un aimant, ils nous y poussent.
Le vieil homme croit qu’on est le matin. Sa fille recommence, toujours et encore, elle lui parle doucement, calmement, lui dira plusieurs fois la même chose sans une once d’agacement, obstinément. « On est le soir, tu as dû dormir ». Lui ne comprend pas, il a mangé, mais il ne donne rien. Il a mangé mais ne comprend pas pourquoi il ne paye pas les gens qui le servent : ah oui ! c’est l’hôpital. Lentement, il reconstruit encore un monde, son monde qui s’est tellement rétréci depuis presque deux mois. Oui, c’est l’hôpital, c’est le soir. Il redit qu’il a eu du mal à appeler, mais que c’est important de parler, il veut nous voir, et puis, ses affaires ne sont pas rangées.
Je me souviens d’un enfant qui avait un prénom de paradis mais qui faisait vivre l’enfer à tous, sa mère, sa sœur qui l’aimait, les enseignants. Moi, je ne l’avais pas dans mes classes, on parlait de lui, l’obsession de la salle des professeurs : il était sans limite. J’ai écrit un article sur lui. Évidemment qu’il avait une limite, des limites, celles de son propre corps d’abord, mais il voulait toujours voir au-delà. Il était venu un jour dans un de mes cours ; souvent, quand la distanciation physique n’avait pas encore été inventée, des élèves viennent dans ma salle au lieu d’aller en permanence. Bienvenue, toujours. Lui en avait profité aussi, s’était assis à côté de ses copains déjà à l’affût de ce qui allait se passer. Très vite, il perturba le cours. Très vite je lui annonçais fermement et calmement : ma limite, c’est la salle de classe. Tu es le bienvenue à condition de respecter les règles, sinon je n’ai aucune obligation de te conserver en classe, et je te demanderai de sortir. Il a été surpris par mon calme, il est resté toute l’heure.
Le vieil homme ne comprend pas pourquoi ses affaires ne sont pas rangées. Sa fille lui explique encore : ce sont les infirmières, elles ont dû ouvrir et fouiller tes affaires pour trouver ton téléphone. Ce n’est pas grave, c’est le soir, pas l’après-midi. Il remonte doucement le temps, il parle très doucement, de longs silences, le silence du trajet qu’il fait jusqu’à elle. Elle recommence : tu es à l’hôpital, tu as encore le virus, il faut attendre pour guérir, nous nous verrons quand tu sortiras, le confinement… Le 11 mai, il se souvient de la date du déconfinement, la limite, il pourra nous voir après espère-t-il.
Le canal est bordé de hautes herbes, mes chaussures et le bas de mon pantalon sont très vite mouillés, il fait un peu froid, cela me rappelle mon adolescence, quand nous explorions les sous-bois, les chemins boueux. J’arrive au pont de chemin de fer. C’est de là que les élèves courageux ou inconscients, les quatrièmes ou les troisièmes surtout, les garçons, sautent dans le canal. C’est dangereux, interdit ! Je n’ai pas souvenir d’un accident ; les plus audacieux dépassent leur limite, il font un saut périlleux. Le canal n’a pas l’air profond. Les berges sont ruinées par endroits, des pieux dépassent encore.
La discussion est longue, de puissants silences, il tousse un peu, je le vois les yeux fermés. « Ah ! c’est pas rien tout ça ! ». J’aime cette expression, enfin, j’aimais. Quelque fois, les silences sont si longs que j’ai peur qu’il ne revienne pas. Sa fille l’appelle ; j’entends sa voix douce, elle parle à Naïm de la même manière, Naïm, celui qui peut tout faire avec elle, celui qui construit son monde.
Le vieil homme n’est plus dans notre temps, il flotte, il est ailleurs, dans tous les temps possibles, tous les temps qu’il a vécu. « C’est le soir ? » Sa fille recommence, tu as dormi toute la journée, c’est bien, tu es fatigué. Il pense qu’il ne nous verra plus ; c’est sa grande peur, la limite qu’il ne veut pas atteindre. Je crois que c’est ce qui le retient à la vie ; nous voir.
Un panneau publicitaire sur le sol : flairer la bonne affaire, le parking du supermarché : c’est là que je dois venir pour faire des portraits, les personnes sont captives, souvent masquées ; elles attendent devant la porte que quelqu’un leur ouvre. Une femme invisible apparaît : « Quelqu’un de prioritaire ? Des soignants ? des personnes qui travaillent ? ». Des masques avancent, la mine fatiguée, juste les yeux. Personne ne dit rien : respect, vous tenez les autres en vie. Je découvre une passerelle que je ne connais pas, je reviens dans mon territoire, un autre pont de chemin de fer, comme un tunnel avec de la lumière au fond.
L’enfant au nom de paradis a fini par aller trop loin, au-delà, il est passé en conseil de discipline, il a été renvoyé de l’établissement. Je l’ai renvoyé. Sortant de la réunion funeste, j’ai dit à la principale adjointe, une jeune femme qui débutait : je suis convaincu que cet enfant a vu la mort, il en est revenu. Elle m’a pris pour un fou. Pourtant, deux jours plus tard, la mère de l’enfant est venue rendre les livres ; elle a donné des explications. Il est mort à la naissance a-t-elle dit à la jeune femme stupéfaite. Il est mort, il est revenu in extremis.
Où est le vieil homme ?
Demain, nous a dit l’hôpital, vous viendrez, il pourra voir sa fille, quelques minutes.
Loin.










JOUR 48 - DIMANCHE 3 MAI
Je suis sorti après 8 heures, à nouveau j’ai attendu cette heure-là, le vieil homme a passé la nuit. Je ne veux pas être loin de la maison. Je sors pour prendre en photographie des serrures, encore des trucs qu’on ne regarde pas ou presque pas. Je me demande si on peut voir des choses dans les serrures, sans regarder par le trou. Des serrures de porte, de jardin, des trucs qui ferment, qui essayent d’empêcher de passer. Il n’y a personne dans la rue, au loin j’entends la cloche de l’église qui n’appelle rien.
Tout à l’heure, nous partirons faire un long voyage au pays du virus à couronne. Il ne me fait pas peur, pas pour moi. J’ai peur pour la fille du vieil homme, je sais qu’elle va souffrir, cela m’est insupportable. Elle s’est levée en me disant qu’elle était prête, qu’elle savait maintenant quels mots elle prononcerait. Il y a deux jours, elle lui a dit qu’il avait été un bon père, un bon grand-père, dans un sanglot, des paroles qu’on prononce à la fin. Il s’est fâché, la bouche pâteuse, pourquoi dis-tu cela ? Elle a peur, je le sais, mais elle est prête, elle s’est un peu éloignée de moi, elle commence un voyage toute seule. Elle est forte. On a pris la voiture.
La première serrure est celle d’une lourde porte ; des anciens copains avec qui nous avons rompus ; des histoires de pouvoir, nous étions jeunes. Une porte d’entrée de jardin ensuite. On voit bien le geste du propriétaire, la peinture écaillée, l’huile ajoutée régulièrement dans la serrure pour être sûr qu’elle s’ouvrira. Je me surprends à regarder autour de moi, je photographie ce qui permet d’entrer chez les gens, je me sens suspect, pourvu qu’on ne m’y prenne pas !
Le voyage fut curieux, nous nous sommes tenus la main, nous avons écouté de la musique, mon œuvre préférée du jour, le « Stabat mater » de Josquin Desprès ; j’aime tellement cette musique. J’ai chanté plusieurs messes de ce compositeur immense, Pange lingua je crois, au festival de la Chaise Dieu, en déchiffrage à vue ou presque : « Viens vite, on manque de chanteurs ». Chanter cette merveille tout près de la danse macabre, ça ne se refuse pas.
Le stabat est une pièce écrite sur une mélodie écrite antérieurement par un autre compositeur, Gilles Binchois. J’ai vu sa plaque funéraire à Soignies, dans une abbatiale où j’ai travaillé sur un formidable corpus de partitions. Josquin, on l’appelle toujours par son petit nom, a choisi la mélodie de Binchois pour lui rendre hommage et pour son sujet : comme femme déconfortée. Je sais pourquoi j’écoute cela en faisant le voyage. Une voix, toute seule, en valeurs longues, chante sa douleur pendant que les quatre autres voix déroulent leurs mélismes caressants, une voix d’ailleurs, si belle.
Cette serrure est rigolote, on peut en reconstituer l’histoire. Son ancêtre a été forcée, on l’a supprimée, il en reste les traces. On a mis une poignée, la porte est lourde à tirer, et une serrure à code un peu ridicule. Un coup d’épaule et la porte s’ouvre, ça se voit. La serrure de l’église est à l’envers, cela n’a aucun sens ! « Elle vous plait ma porte ? » Je sursaute, je suis en train de photographier une serrure avec une drôle de poignée ronde. La dame a ouvert sa fenêtre et fait les poussières du rebord. Elle me les envoie sans vergogne. « Je photographie des serrures ! ». Elle ne comprend pas, je crois qu’elle est sourde ou qu’elle me prend pour un fou. Le bruit doit courir d’un barbu grisonnant qui photographie des oiseaux morts et des bouches d’égout, alors des serrures, pourquoi pas ?
Nous nous sommes quittés la gorge serrée. Elle pouvait à peine parler tant elle était tendue. Attendre, les rues vides, non loin du lycée où je suis tombé amoureux d’elle, nous étions en terminale je crois. Est-ce qu’elle va lui parler ? est-ce qu’il va entendre ? Le vieil homme dort beaucoup.
Je sors du village, je suis en train de comprendre pourquoi je photographie des serrures, il y en a partout, on ferme, on s’enferme, on se protège, rien ne peut arriver croit-on. Le dame m’a pris sur le fait, j’ai sursauté, j’ai eu peur mais j’ai continué. Le jardin semble être à l’abandon, la voiture derrière également. Les cadenas sont curieusement fixés l’un dans l’autre. Un seul aurait suffi, un excès de prudence ou de crainte. Une petite serrure modeste, celle de la roulotte ; elle ferme une porte derrière laquelle il n’y a plus que misère.
« Quando corpus morietur », à l’heure où mon corps va mourir. Le Stabat passe à trois temps ou plutôt des passages ternaires et binaires alternent, un génial balancement. On évoque la mort du Christ, l’heure de la mort, la croix, enfin tout le tralala : trois pour dire tout cela. Est-ce que le vieil homme va survivre ?
Elle est revenue choquée, pleurant comme une enfant, stupéfaite : « ne me touche pas, j’étais à peine protégée, il faut vite que je prenne une douche ». Elle était seule, moi aussi, nous sommes allés dans la maison vide du vieil homme non loin de là, elle s’est lavée, longtemps. Il est là, il va survivre, mais il est parti. Il n’entend plus, il s’est réfugié loin, quelque part où il ne souffre plus, il n’en peut plus, mais son corps, ce qu’il en reste, est là.
Le vieil homme ne s’est peut-être même pas rendu compte de la visite de sa fille. Elle lui a pourtant parlé, lui a raconté tout le monde encore, lui a tenu sa main dangereuse : « surtout, prenez du gel, une douche ! ». Elle a vu ses yeux absents, il a un peu souri, elle ne sait pas si c’est à elle ; il ne dit plus rien.
Elle lui a demandé de se souvenir de son passage, qu’elle a essayé de le rejoindre, elle a essayé d’aller loin avec lui. Il voyage seul maintenant.
Noël mon copain jardinier est dans son jardin, il a une tenue improbable, je vais aller le photographier quand je peux. Je photographie des serrures de jardin, le vieil homme a fermé son esprit à la douleur, il s’est réfugié là où il n’a pas mal, je crois, là où son corps ne le fait plus souffrir. C’est une mésentente profonde de ne plus supporter son corps, alors il flotte quelque part, il doit rigoler, il sourit du stratagème pour ne plus souffrir. D’ailleurs, il l’a dit lui-même, on me sert et je n’ai rien à donner ! C’est bien finalement, un corps, si on veut, on peut s’en séparer, les psychotiques le savent bien. Est-ce qu’il reviendra ?
Aujourd’hui mes photographies m’ont fait mal, j’ai compris en marchant, la fermeture, la peur de quelque chose qui allait finir et qui allait se refermer, je me suis senti coupable. Je ne photographie jamais pour rien.
Maintenant la vie a changé, nous aussi. Le vieil homme n’a pas parlé, son corps est là, il bouge mais lui est parti ; nous avons pleuré.
Une chaine, une serrure qui ne sert à rien, une porte entrouverte, où est-il ?










JOUR 49 - LUNDI 4 MAI
Le voyage au pays des âmes errantes nous a épuisés, toujours pas de médicament possible pour cette fichue migraine qui m’attaque les tempes depuis le milieu de la nuit qui a été mauvaise. Je sors sans but, je prends sans y croire un objectif pour faire des portraits mais il n’y aura personne dans les rues, les magasins du lundi sont fermés. Il est trop tôt pour aller voir Noël dans son jardin ; et puis aujourd’hui j’ai envie d’être seul. J’emporte également le 18mm. J’adore cet objectif que j’ai découvert au tout début du confinement, mon cadeau de changement de décennie.
Le vieil homme est toujours là, absent. Les infirmières fatiguées nous disent qu’il a un peu « chauffé » cette nuit ; il a eu de la fièvre, à nouveau, mais elle est passé ce matin. Son corps continue de lutter. Lui ne dit rien, ne réagit quasiment pas, juste des sourires quand il voit quelqu’un, il a toujours été très gentil. Ses sourires a certainement fait partie de son éducation stricte, brutale : dis bonjour, au revoir, les mains de tes poches, debout, assis. Il n’a jamais vraiment su comment se tenir en société. Il sourit. Hier, il a souri à sa fille, un sourire de théâtre, de ceux dont on faisait des gravures au 17e siècle pour montrer comment il faut faire, pour représenter les émotions, sans les yeux. Il joue, il est derrière un masque.
Je suis en « mode reportage », comme on dit. Je ne vais pas faire une série photographique, je vais juste renseigner ma promenade, ma solitude du matin. Je vais encore aller là où je ne suis jamais allé. Il y a de ce côté du canal le port d’Esbly. Je soupçonne que c’est un nom un peu pompeux pour désigner un endroit où les péniches de taille modeste accostent pour charger le blé des silos voisins. Une passerelle ; elle déborde souvent d’élèves qui reviennent du stade avec leurs enseignants, une grappe agglutinée dont on ne voit plus du tout trace depuis deux mois maintenant.
J’ai en tête un poème de William Butler Yeats, poète et écrivain irlandais que j’aime profondément. Je l’ai chanté avec un chœur de femmes, il y a quelques temps maintenant. « Only my dreams ». Le vieil homme n’est plus que dans ses rêves. J’ai prononcé ce poème lors des obsèques de son épouse, il y a un peu plus de trois ans. J’avais joué au curé, il n’y en avait pas, ça désespérait le vieil homme. J’ai prononcé une oraison, un long texte qui a clôt la cérémonie et stupéfait l’auditoire. D’abord le souvenir, ensuite les larmes, la douleur ; l’église nombreuse pleurait, je retenais les miennes, tenir debout, férocement. Ensuite, le repos, le retour chez les vivants, le réconfort, un poème d’amour pour sa fille, pour mes filles aussi. Finies les larmes, la tendresse seulement.
Encore une fois, tout est question de point de vue en photographie, c’est facile. Et le point de vue, c’est la focale, l’objectif que je choisis. Bien entendu il y a l’œil, mais c’est juste le metteur en scène. Asseyez un garçon et une fille à deux mètres l’un de l’autre, prenez un petit téléobjectif, 100mm suffit, décalez vous à 45 degrés à droite ou à gauche, on aura l’impression que les deux sont amoureux, qu’ils se touchent. Prenez les de face, au 18mm ou même au 50, ils seront indifférents ; ce n’est plus la même histoire. La route paraît longue, deux cents mètres, trois cents mètres tout au plus.
« Si je pouvais t’offrir le bleu secret des cieux, J’étendrais ces voiles sous tes pieds : Mais moi, pauvre, je n’ai que mes rêves » écrit Yeats. Est-ce qu’il est dans l’azure ? Où flotte-il. Sa fille hier, a été transpercée de douleur quand elle a dû se taire, ne rien dire de ce qu’elle voulait dire, de ce qu’elle avait pensé toute la nuit d’avant. Elle ne pouvait pas le suivre là où il était parti.
Ici il y a le pont de chemin de fer que je n’ai jamais franchi. Il mène au lieu où les garçons font des exploits nautiques l’été, sauter dans le canal au risque de se briser le cou. Le grand bras articulé qui guide le blé vers les péniches n’est pas si long que cela, toujours le point de vue. En dessous, j’entends un bruit curieux, un ronflement, quelque chose de doux, de pas du tout industriel. Des pigeons qui ont pris possession du lieu et qui ronronnent, amoureux peut-être. Un chemin longe le canal, je sais qu’il me ramènera jusqu’à une autre passerelle.
Le chœur de femmes avait compris la beauté de l’œuvre. Les notes délicates de la compositrice anglaise, Jane O’Leary, collaient parfaitement à leur voix : ici, pas de vibrato, juste la douceur du souvenir, là de la chair, de la tension, venez chercher telle note, tout est question de direction, d’appuis successifs dans la musique. Je pars d’un endroit, je sais que je pose mes pieds là, ou là, ici je m’élève un peu, je suis en suspension, là je m’arrête. Je respire. « J’ai étendu mes rêves sous tes pas ; Marche tendrement car tu marches sur mes rêves ». « I have spread my dreams under your feet, Tread softly, because you tread on my dreams ». C’est quand même mieux en anglais, comme sur un fil. Tu marches sur mes rêves.
Le chemin était bien balisé pour rentrer. J’allais repasser sous la voie Paris-Nancy-Strasbourg, les chemins de fer de l’est. Ça fait important comme nom, mais là encore, juste une question de point de vue. Ce pont que j’ai photographié avant hier est aujourd’hui comme un tunnel avec le 18mm. Je le traverse en quelques pas.
Jane O’Leary était à quelques mètres de moi, nous chantions sa belle composition dans la chapelle des irlandais à Paris, le public était irlandais. « Tread softly », une supplique délicate, ne respirez pas, pas encore, ne faites rien bouger, un pétale ou une feuille d’arbre fragile qui ne doit pas tomber, une voix qui implore, amoureuse et humble « you tread on my dreams », surtout à la fin, le « S », ensemble, court, pas fort, sifflé, celui des rêves et du souffle qui s’en va doucement. Mes mains se sont doucement levées, surtout faire ce geste peu précis, les doigts qui se rejoignent lentement pour qu’elles s’arrêtent sur un temps un peu long, pas de brutalité, on marche délicatement sur un songe. Toujours, dans ces moments-là, maîtriser son émotion, le public a cessé de respirer, le temps est suspendu.
Les gens sont venus bénir le corps quand j’ai eu fini de prononcer l’oraison pour l’épouse du vieil homme. Ils sont passés devant la famille, j’en étais, beaucoup m’ont serré dans leur bras en me remerciant.
Je me suis tourné vers Jane dans le silence de la chapelle, elle pleurait doucement.









