JOUR 50 - MARDI 5 MAI
La nuit a à nouveau été mauvaise, je me suis tout de même levé tôt. Attendre d’abord huit heures, une habitude dans la crainte de l’annonce que j’ai prise et que je respecte. Je sais que ça rassure sa fille. Le vieil homme ne donne plus de nouvelle, il s’est mis à l’abris, il sourit toujours je pense. La fatigue a été immense, nous avons fait un long voyage dans ces semaines d’immobilité, il est temps de se remettre en mouvement. Il pleut, je ne vais pas sortir tout de suite.
J’ai relu une grande partie des textes cette nuit, je suis surpris de ce que j’ai pu écrire, cet exercice au long cours que je n’avais pas prévu, ce rituel que je me suis imposé. Je ne savais pas qu’ils s’accompagneraient d’une dramaturgie terrible, au-delà de la menace invisible, d’une souffrance qu’on n’avait pas imaginée, pas celle que je craignais. Ce que je sais pour sûr c’est qu’ils m’ont permis de tenir debout, tous les jours, m’enfermer une heure parfois moins, parfois un peu plus pour écrire dans mon bureau. Au début, je le faisais seul. Je n’osais pas les faire lire à la fille du vieil homme ; j’ai peur de sa lecture, elle compte tant, elle voit juste. J'ai fini par lui montrer il y a quelques jours et pour la première fois hier, elle a lu le texte, les deux derniers les plus durs et douloureux, nous étions l’un contre l’autre.
La pluie s’est calmée, il fait un peu froid, je sors bien couvert, trois objectifs dans ma sacoche, le 50 mm sur mon boitier. C’est ridicule, je sais ce que je vais aller faire, je veux photographier des gens vivants, des personnes qui bougent et qui remuent, qui parlent ; le 50mm seul suffira. Je vais tout de même prendre le prétexte du masque. Ils devront être masqués, je l’ai déjà fait mais cette fois-ci, je les prendrai en pied, avec un peu de contexte, la rue, ce qu’ils portent, ce qu’ils font.
Encore une fois, il faut passer la première appréhension. J’hésite à aborder une jeune femme masquée qui promène un chien du genre roquet qui se croit fort. Elle rentre chez elle, je descends la rue, un homme passe avec un curieux appareil sur roulettes, il est masqué et porte des gants. Il ouvre sa camionnette et j’entends comme un sifflement. Bon, il m’appelle, j’y vais. Il accepte tout de suite, juste une crainte sur la durée, quelques secondes, sans plus. Il reste derrière la machine qui fume, il manipule quelque chose dans son véhicule, toujours le sifflement. « C’est de l’oxygène » me dit-il, ça y est je respire, il est celui qu’il fallait que je rencontre ce matin, la source de la vie.
J’écoute une merveille. Encore une, celle du jour, nous l’avons beaucoup écoutée ; Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville, un narbonnais 18e siècle, certainement un rugbyman, protégé de madame de Pompadour. Il est peu connu, c’est injuste. J’ai joué il y a des années ses concertos pour deux flûtes traversières sur des flûtes anciennes, des courtes pièces pour deux instruments sans accompagnement, discrètes, délicates, ineffables, indicibles, le plaisir du contact du bois huilé sur la lèvre et le menton. Ses motets sont de toute beauté ; non, je reprends : la musique française de cette période est de toute beauté, Rameau, Mondonville (on ne dit pas le nom entier, il ne faut pas exagérer), Corrette, Madin et plein d’autres, la délicatesse et l’équilibre, peut-être moins passionnée que celle du siècle de Louis XIV, il manque certainement Racine dedans.
Nous ne demanderons pas de nouvelle du vieil homme aujourd’hui. Son fils le fera, il a senti que nous avions besoin de respirer. Ah ! mais bonjour ! Le salut est franc, masqué, je connais la voix et les yeux, un père d’élève des plus sympathiques des temps anciens. Nous avons fait des dizaines de conseils d’administration ensemble, des dizaines de conseils de discipline également, très souvent d’accord. Une photographie, sans problème, Alain, je lui enverrai, il fait comme un pas de danse avec son parapluie fermé, il est joyeux, l’atmosphère est joyeuse, on sent la fin de quelque chose, un air de liberté, plein d’oxygène.
J’ai lu et corrigé trois articles, j’ai écrit dix messages, j’ai préparé deux réunions, je suis en vie ce matin. J’écoute le motet « Cœli enarrant gloriam Dei », une version plutôt médiocre, une musique tellement belle. La gloire de Dieu, mais surtout le lever du soleil, « Il a établi sa tente dans le soleil » traduit Lemaître de Sacy, une bible du 17e siècle, Port Royal, « comme un époux qui sort de sa chambre nuptiale ». Et là, le génie : vingt-deux notes ascendantes, j’ai vérifié, un truc impossible à chanter seul, vingt-deux notes qui partent du grave des basses tailles, c’est le nom des basses en musique ancienne, qui montent inexorablement, la course du soleil, « de l’extrémité du ciel, et il arrive jusqu’à l’autre extrémité ».
C’est une course qu’on ne peut pas faire seul, le groupe, encore et toujours. Jean-Joseph fait chanter les vingt-deux notes en faisant passer la ligne mélodique délicatement d’une voix à l’autre : basses tailles, tailles, hautes-contre, seconds dessus, premiers enfin, on redescend, à nouveau le même nombre de notes. Crescendo d’abord ; c’est simple, si vous ne savez pas s’il faut chanter fort ou pas, regardez la tessiture : si les notes sont aiguës, alors c’est fort, ça ne peut pas être autrement, les anciens le savaient, pas la peine de l’écrire. Décrescendo ensuite, au lit.
Une maman d’élève encore, elle est masquée et porte un parapluie comme une ombrelle ; non gardez-la, le soleil est brillant maintenant, il en est à la quinzième ou seizième note, crescendo, de plus en plus, c’est beau. Et ce baryton qui chante le verset du psaume en même temps, jouissance de la puissance que lui donne le chœur qui l’accompagne, qui l’éclaire. Sur la passerelle, un jeune homme avec des gâteaux, pourquoi pas, et à chaque fois, je récupère une adresse pour donner les photographies, partager.
Le vieil homme a fini sa course. Maintenant, il flotte, il est libéré, je crois que ça doit lui plaire, ça fait du mal aux survivants, lui en avait assez, il a raison, protège toi, protégez-vous, je ne l’ai jamais tutoyé. Combien de temps cela va-t-il durer ? Personne ne le sait, sa fille s’occupe de lui trouver un endroit où on pourra prendre soin de lui, elle a beaucoup téléphoné ce matin, sa voix est plus calme, la tempête est passée.
Un vieil homme tire de l’argent à la banque, il est très en forme lui, son masque est négligemment descendu sous son nez, c’est encore un ancien parent d’élève. L’embouteillage ; Florent est le mari d’une élève maintenant infirmière qui m’a piqué les fesses il y a trois mois, une mauvaise infection qui m’a tenu au lit un bout de temps. On avait ri : « Promis, Claire, c’est la première fois que je montre mes fesses à une élève ! ». C’est mon caviste, son copain aussi sera pris en photographie, il ira même chercher un écran total, le genre de truc hyper protecteur. Un livreur, adorable, et Patricia. Tout le monde la connaît, elle a été serveuse dans la boulangerie la meilleure à des kilomètres à la ronde, elle revient régulièrement depuis sa retraite faire quelques extras. C’est la première fois que je voyais des clients faire la fête à une vendeuse pour son départ.
Il me manque un masque, je le sais en remontant, le plus beau masque du monde. La fille du vieil homme a pris le temps, dans la douleur du crépuscule, de fabriquer des masques pour ses filles. Elle soigne tout le monde ; aujourd’hui, elle respire enfin, contre moi, je l’entends.
Le plus beau masque, deux abeilles brodées dessus, délicates, tendres, nourricières.









JOUR 51 - MERCREDI 6 MAI
Un jour de soleil. Je pars un peu plus tard que d’habitude, je voudrais trouver Noël le jardinier dans son jardin pour le photographier. J’ai aussi mal dans le dos, violemment. Hier, nous avons encore vécu dans un ascenseur émotionnel à nouveau difficile. Le vieil homme s’est réveillé, il a dû trouver le temps long là où il s’était réfugié. Il a appelé sa fille, stupéfaite. Je commençais un atelier de philosophie avec les élèves : « naître ». J’ai entendu, dans une autre pièce : « Papa ? ». J’étais désorienté, partagé entre l’atelier qui commençait tant bien que mal avec une connexion déficiente pour plusieurs enfants, et la voix blanche de la fille du vieil homme. J’ai fini par arrêter, les élèves étaient émus que j’évoque rapidement, discrètement, un soucis personnel qui m’empêchait de continuer.
Je vais photographier Noël le jardinier et prendre le chemin le plus long, j’ai besoin de marcher, quelqu’un brûle des branchages, j’aime cette odeur. Je triche, j’envisage sans vergogne et sans scrupule d’avoir une attitude anti-citoyenne en prenant deux auto-autorisations de sortie avec deux horaires successifs. J’ai envie de voir des gens qui parlent, qui bougent, Noël sera parfait.
Et puis toujours tisser un chemin avec la musique, je m’aperçois que je veux écouter une pièce majeure, un modèle de rhétorique musicale, Hændel, le « Dixit Dominus », la doxologie à la fin, le peuple qui chante la louange : Gloria Patri et filio sancto… Ce passage est un chef d’œuvre de construction musicale, un lien texte musique parfait, rien à enlever, rien à ajouter. Ça commence par une introduction instrumentale, cordes graves, suivie de longues vocalises féminines sur Gloria Patri et Filio. Dès que la voix suivante entre, les premiers dessus, on entend les paroles que chantent les instruments, enfin ce qu’ils auraient pu chanter, le rythme instrumental est celui des chanteurs. Et ça continue, Et Spiritui Sancto, les violons puis les voix jusqu’au moment magique, l’émotion à son comble : Sicut erat in principio, comme il était au commencement.
Qu’est-ce qui me prend, le vieil homme qui revient au monde, les enfants qui réfléchissent sur le mot « naître », maintenant le commencement. Il fait beau, j’ai mal, très mal dans le dos, certainement une partie de la douleur partagée avec sa fille ; j’en ai plein le dos, si je puis dire, ça a été trop dur, vite, des gens, une foule, l’autre, l’altérité, Noël le jardinier.
Je ne vais pas trouver Noël, je m’arrête avant, Jacques est en train de bricoler devant son jardin. Jacques, c’est le maître des cérémonies déçu de ne pas avoir été réélu, nous avions parlé ensemble au début de la catastrophe, il se souvient de moi. Il tire des tuyaux pour relier une pompe au petit Morin, le ru qui longe les confins du bourg. Il y puise l’eau qui arrose son jardin. Son copain Bernard est là aussi, tout aussi sympathique, nous disons rapidement des plaisanteries douteuses que je ne rapporte pas !
Je les suis sur la berge, ils acceptent tous les deux d’être photographiés en jardiniers. Je vais faire une infidélité à Noël, j’irai le voir tout à l’heure, j’ai deux auto-autorisations : « Je m’autorise à m’autoriser à prendre mon temps ». D’ailleurs, Maryline ma coiffeuse a écrit sur la vitrine de son salon : « La vie est trop courte pour qu’on soit pressé ». J’ai sa caution et accessoirement un rendez-vous tardif pour réparer mon désastre capillaire. J’adore Maryline.
Sicut erat in principio ; les voix graves chantent en valeurs longues, très longues. Elles s’élèvent au-dessus des autres, intemporelles, hors de la composition, ça ne rigole pas, maintenant et toujours. Ensuite la fugue finale : Et in sæcula sæculorum, Amen. Pour les siècles des siècles. Une fugue, ça conjure le temps, ça le triture, on prend un sujet, un thème, on le découpe, on le fait chanter à plusieurs voix, on peut le ralentir, l’accélérer. Ici, une jubilation magnifique, les basse d’abord, la terre, le soutien de tout, la construction d’un monde parfait, tout le monde à sa place, tous les éléments au service de l’autre.
« Naître c’est donner naissance à un être vivant ». C’est une belle maladresse cette phrase, très belle, on naît et ensuite on donnera naissance à un être vivant, qui bouge, respire, qui aura été rêvé, pensé avant même qu’il arrive. Un autre élève dit : c’est venir au monde, mais ça peut être une idée aussi. On s’est arrêté là, ils étaient présents, moi j’étais ailleurs, ils l’ont compris.
Bernard, c’est un ancien boulanger, à Paris, rue Saint Honoré je crois. Ça tombe bien pour un boulanger. On voit qu’il aime les gens, il plaisante tout de suite ; il me montre comment il plante les pommes de terre dans la terre que son copain vient de labourer. Jacques, lui, le maître des cérémonies, a eu une carrière extraordinaire ; trente années égoutier de la ville de Paris. Il me le dit en me montrant ses mains, des mains d’ouvrier, il en est fier, il a raison. Trente années dans un scaphandre, sous terre, de l’eau jusqu’au cou, trente ans invisible. Maintenant, il a les pieds sur terre, il la retourne même, sens dessus dessous, sang dessous dessus. Ensuite, il a été ouvrier dans le bâtiment, au début, il était menuisier. Tous deux sont adorables, ils aiment être ensemble, jardiner leur grand terrain, donner leurs fruits à leur famille, aux amis. J’ai passé un moment délicieux. Tout à l’heure, je vais bêcher moi aussi, pour mon petit Naïm qui me manque.
Le vieil homme est là, pas toujours, quelque fois il repart un peu, il doit être ici et ailleurs. Ça doit être difficile de quitter un abri comme celui qu’il avait trouvé. Sa fille s’occupe de lui, l’infirmière lui donne des conseils, longtemps, patiemment. Je suis éperdu d’admiration pour le soutien que nous avons toujours reçu de toutes ces personnes qui ont soigné le vieil homme, qui ont été les seules qu’il a vues depuis bientôt deux mois.
C’est un monde complexe qu’Hændel déploie, lui le luthérien qui écrit un psaume catholique pour des gens reconnaissants qui lui offriront de se convertir. Non, c’est de la rhétorique, c’est beau, mais c’est de la rhétorique. Lisez « l’Esthétique de Jean-Sébastien Bach », un très vieux livre, l’édition d’une thèse de 1910 d’un italien, André Pirro. Il montre les mélismes, les dessins musicaux, les desseins, la couronne tressée, l’élévation, le corps qui se penche, qui meurt ou qui revient. Il montre que les mots ne sont pas toujours nécessaires dans la musique, mais qu’on ne peut pas s’en passer à un moment où un autre si on veut y comprendre quelque chose.
Noël le jardinier n’était pas dans son jardin. Aujourd’hui, je fais la fête à Jacques et Bernard. Ils m’ont accueilli, j’avais besoin de voir des gens. J’ai traversé le bourg pour rentrer. J’ai vu Sophie qui tenait le parapluie hier. Elle m’a présenté à la maman de deux anciens élèves, Marie-Hélène je crois. Émotion, son fils n’était pas assez solide, il est mort. Sa fille fait des études brillantes, je me souviens des deux avec tendresse. On a ri malgré tout, encore une fois. Et puis mon voisin qui passe et qui rit aussi, il fait beau.
Je vais dans mon jardin.











JOUR 52 - JEUDI 7 MAI
J’ai fait une grasse matinée, la première depuis le début du confinement. J’ai écouté les bruits de la maison, le parfum du café m’a fait lever, il était 8h30. Depuis deux mois ou presque j’étais déjà parti à 8h30, et là, toujours rien. Enfin si, le vieil homme a appelé, il est désorienté, il ne sait plus où il est, son esprit a du mal à rester avec nous, souvent il divague. Ce qui l’ennuie, c’est qu’il n’a plus d’entrée d’argent lui qui est à la retraite depuis plus de vingt-cinq ans. Et la voix toujours douce de sa fille qui reconstruit à nouveau le monde, le matin, le jour, où il est, il a vaincu le COVID, elle l’encourage, on dirait qu’elle parle à un enfant, elle le rassure, elle rassure toujours tout le monde.
Je crois qu’il est hors du temps.
Je suis parti vers 9h30, j’ai pris comme hier mon sac à dos pour mettre plusieurs objectifs. Je me promène, je sais que je ne respecterai ni l’horaire ni la distance autorisée, j’ai deux documents sur moi. J’ai toujours le dessein d’aller voir Noël le jardinier. Ça fait plusieurs jours que je ne le croise pas, c’est d’ailleurs également le cas de Gilles. Il fait juste frais pour que je parte sans veste, cet air un peu piquant du matin qui s’évanouira quelques centaines de mètres plus loin.
L’école me met en colère. Je passe devant la cour stupéfait de ce que j’y vois : jeux bloqués, grilles et rubans de plastiques organisent un parcours du combattant pour que les gens ne se croisent pas, marques au sol plus de cent mètres avant le portail de l’école. Ils sont fous, ils ne se rendent pas compte. L’homme qui marche un temps avec moi, à deux mètres, est d’accord ; c’est un monde de folie.
Je suis passé par le canal, un contre-jour, les hautes graminées, je connais maintenant les détours simples qui me permettent d’avoir une belle lumière. Noël le jardinier n’est pas dans son jardin, je prends une route que je ne connais pas, ça y est, je suis en terre interdite. J’entends pas trop loin Jacques et Bernard dans leur jardin. La conversation n’est pas compréhensible, ils parlent certainement haricots, radis ou persil, des trucs vraiment importants juste avant les Saints de glace. Dans le fouillis d’un terrain abandonné, une cabane ou une petite maison, haute, très belle dans son délabrement. Je franchis le fossé, je change d’objectif, 18mm, je n’aurai pas trop de recul.
Hier, des enfants ont fait un atelier de philosophie avec moi, « la mort ». Ils ont fait de longs silences, ils ont peu parlé, je les voyais sur mon écran divisé. « La mort, ça ne s’attend pas », ou encore : « La mort, c’est une étape de la vie, mais ce n’est pas nous qui décidons quand elle arrive ». Ça j’en suis moins sûr, mais qu’est-ce qu’ils sont intelligents. Ils étaient déçus, « on n’a pas beaucoup parlé, c’était très dur comme sujet la mort parce qu’on n’est pas mort, alors on ne peut pas savoir ! ». Je sais pourquoi j’aime tant ces ateliers et je les remercie à chaque fois de leur participation. Et surtout, je les félicite, l’atelier était vraiment réussi, je les ai vus réfléchir intensément. Ils sont contents.
Un homme est sur le pas de son jardin devant sa maison isolée. Je lui dis combien cet endroit est formidable, il acquiesce et me raconte tout de suite l’histoire : elle a été construite par son père en 1960. L’année de ma naissance ! Je suis plus vieux, moi, me répond-il.
« Bonjour monsieur ! ». La voix est fort sympathique. C’est étonnant le nombre de personnes sympathiques que je rencontre. Pascal est loin, à contre-jour, je le vois mal. Il me dit qu’il m’a vu prendre des photographies dans la rue marchande de la petite ville. Il est là, à la lisière du champ, j’ai du mal à le reconnaître, je suis ébloui. Il s’approche, nous nous saluons comme si nous nous connaissions. Tout de suite, il parle, j’écoute fasciné. Je suis toujours surpris de ces rencontres cadeaux et je sais que c’en est une. Il porte un maillot sur lequel est écrit en grosses lettres : Leave me alone ! Je sais que ce n’est pas ce qu’il veut et que ma rencontre lui plait. Il cueille de l’herbe pour les lapins de son père, un autre vieil homme de 82 ans qui a mal au dos et qui est diabétique. Il m’explique les feuilles de panais, les feuilles de plantain. Il y en a deux sortes, celui à feuilles longues qu’il me montre, et le plantain à feuille ronde. Son père a douze lapin ; j’adorai aller voir les lapins de mon grand-père, celui qui cultivait la tombe de son fils. J’adorai l’odeur âcre du fumier.
Quatre colverts passent dans le ciel en vol serré. Lundi ou mardi, j’emmènerai Naïm les voir, nul doute qu’ils volent vers les Olivettes là où l’enfant et moi passons de longs moments de promenades encore interdites. Le ponton sur la Marne, peut-être celui qu’utilisait Pascal ? Un champ, la petite ville au loin.
Il me montre la fausse rhubarbe et la tige trop dure du plantain que les lapins n’apprécient pas. Il accepte que je fasse son portrait. 18mm, ça fera une belle photographie, je me penche, je m’incline le plus possible devant lui. Je vais devoir faire des tirages, il n’a ni internet, ni télévision, ni téléphone portable… il me raconte sa maladie qui l’a laissé seul pendant dix-huit ans. Je suis ému de ses confidences à un inconnu. J’ai l’impression de ressembler à mon frère, mon frangin, celui qui a plein de copains, qui ressemble tant à notre père. Je l’enviais un peu de sa capacité à avoir des amis.
Je me souviens, nous étions les trois frères en train d’organiser les obsèques de notre père dans le jardin de son père. Nous cherchions une salle où faire un repas commun, quelque chose de simple dans le village où il est né. Nous ne trouvions pas. L’unique café était ouvert, une salle sombre, un comptoir un peu pauvre, une jeune femme qui attendait qu’on sorte pour fermer. Nous attendions désemparés ne sachant où aller. Il faut pouvoir parler, à la fin des obsèques, il faut que les gens puissent manger un peu pour revenir dans le monde des vivants, parler du défunt pour lui donner une place dans leurs souvenirs. Nous étions là sans bouger, elle venait de refuser de nous louer sa salle, elle nous regardait et voyait bien nos yeux remplis de larmes : « Vous êtes les fils de Robert ! ». Elle ne nous connaissait pas, elle venait de nous nommer pour l’éternité.
Je marche vers la Marne. Pascal, mon nouveau copain aux lapins, m’a indiqué le chemin. Là-bas, quand il était gamin, il allait nager ; il se souvient des couples qui y allaient également et se baignaient « à poil » ! Je marche le long des champs, pour la première fois depuis presque deux mois il y a des avions dans le ciel, des lignes de condensation blanches, des faux nuages.
Les fils de Robert ; cette phrase m’a marqué profondément. J’étais stupéfait. La jeune femme ajouta : « J’ai une salle, au fond, je vous la prête, amenez moi du café, je vous le ferai, je ne vous demande rien en échange, vous êtes les fils de Robert ». Ce n’était pas discutable.
Je suis passé, en une phrase urgente et fulgurante, d’enfant à fils.
Le pont de chemin de fer. C’est la première fois que je le vois sous cet angle.
Pascal me raconte encore son cochon d’Inde marron quand il était enfant, qu’il avait appelé Chocolat. Tous les cochons d’Inde marron s’appelent chocolat. Je le verrai encore en traversant le bourg, sur le chemin du retour, il veut encore un peu parler.
Je me souviens du drapeau tricolore sur le cercueil de mon père dans son jardin, le vent qui le soulevait, la tempête qui pleurait avec nous, la foule, nombreuse, les vieux anciens combattants médaillés, plein d’amis.










VENDREDI 8 MAI
L’humeur est badine aujourd’hui. Réveillé assez tôt, je ne regarde pas l’heure. J’ai envie de forêt et comme je fais seulement semblant de respecter les confins de moi-même, je vais aller marcher dans les bois. Aucune idée de ce que je vais photographier ; je n’ai pas le matériel pour faire de « l’animalier », un grand téléobjectif, une tenue de camouflage militaire et le temps de me mettre en place, d’attendre qu’un animal passe pour l’attraper. La forêt vers laquelle je me dirige n’a pas les qualités nécessaires, trop petite, trop de promeneurs. Elle a été ravagée il y a vingt ans par la grande tempête et ne s’en est pas vraiment remise.
Le vieil homme semble aller mieux. En tout cas, il nous fait maintenant rire ce qui est un changement important. Il est revenu de ses confins mais pas tout à fait. On dit qu’il est quelques fois confus, on a réalisé hier que cette confusion était parfois drôle. C’est un ami qui s’est mis à plaisanter sur ce qu’on lui racontait, c’était irrésistible, enfin, on s’est autorisés à en rire. Attention, nous ne nous moquons pas ! ça fait juste du bien, j’ai toujours ri, toujours remarqué la part absurde, ironique, décalée ou ce que vous voudrez dans les situations. Mais j’ai toujours trouvé un côté tragique à l’humour.
Aucune idée de ce que je vais photographier donc, je suis frappé par la lumière quand je pénètre dans la forêt, cette lumière qui trace des chemins : je vais chercher des chemins de lumière. J’ai mis ce magnifique 35mm sur mon appareil photographique, le 18mm est dans mon sac à dos, je suis paré.
On ne parle pas assez du rire en musique ; je n’évoque pas la pièce licencieuse, drôle, la parodie, l’opéra-comique qui est souvent plus populaire que drôle. Il y a des compositions pendant lesquelles la musique rigole puisque j’aime ce terme. Mozart, concerto pour piano n°23, deuxième mouvement : l’un des plus beaux, des plus tragiques, une œuvre de sa grande maturité, il ne sera jamais vieux. Il commence toutefois par une tristesse infinie : Fa# mineur, une tonalité tragique qui devait sonner âprement à l’époque dans la façon dont on accordait les instruments de musique. Le piano commence seul, un rythme de sicilienne ; ce ne sont pas des drôles les siciliens. Nous avons vu un jour une procession de la vierge Marie à Sciacca, une cérémonie archaïque venant du fond des âges ; la statue posée sur un palanquin monumental devait peser des tonnes. Des dizaines d’hommes la portaient, vacillante, les gens jetaient des pauvres billets, j’avais été surpris de la violence du moment.
Faire des photographies dans une forêt dense n’est pas simple, il n’y aura pas de contraste, pas d’opposition de couleurs, je vais devoir bien mesurer la lumière ce qui n’est pas simple sous la canopée. Là où le soleil perce, elle peut être vive, mais juste à côté, l’ombre risque de se transformer en noir profond, sans détail. Je cherche le détail, j’ai horreur du flou pour le flou, de la bouillie dans l’arrière-plan. Aucun intérêt ; regardez quelqu’un, écoutez le, il y a toujours quelque chose à entendre derrière lui. La forêt paraît obscure derrière une lisière lumineuse.
Mozart fait entendre d’abord la solitude du piano, l’orchestre entre ensuite et ajoute au pathos. Ça ne rigole pas pour le moment. La première fois que j’ai entendu cette œuvre, c’est dans le film « L’incompris » de Comencini. J’avais été le voir avec un copain qui a pleuré du début à la fin. Il se sentait concerné, lui le fils d’un ouvrier, par l’histoire du fils d’un ambassadeur. J’avais trouvé ça un peu ridicule. La musique n’y était pas pour rien. Je n’avais pas beaucoup aimé ce film.
Mais le rire alors ? Le vieil homme n’est pas complètement revenu, parfois il délire, les médecins cherchent pourquoi. Sa fille n’a pas pu s’empêcher de sourire quand il lui a annoncé qu’il était passé à la télévision, une vedette, on parlait de lui au poste lui qui a toujours tout fait pour rester invisible : les informations régionales ont annoncé que le vieil homme a combattu et vaincu le virus couronné ! « Si, j’ai même vu mon nom écrit » a ajouté le vieil homme. Sa fille est restée estomaquée ! Ce monde-là qui lui fait plaisir, elle lui laissera, elle n’a pas besoin de reconstruire là-dessus. Imaginer par la suite l’information, un rire un peu nerveux, quelque chose qui se relâche et qui fait du bien.
Je marche plein nord, c’est le matin, les rayons de soleil ne vont pas dans ma direction ; un peu plus vers l’ouest aurait dit le professeur Tournesol. Le soleil m’indique toujours des chemins que je ne peux pas souvent suivre, il éclaire des détails qu’on n’aurait pas vu sans son intervention passagère. Des lierres qui s’accrochent à un arbre, on appelle ça des plantes opportunistes. Un entrelacs de feuilles dessine le mouvement descendant de la lumière, on ne peut pas passer, les moustiques veillent ! Souvent il faut s’agenouiller pour prendre une photographie, le point de vue met en valeur ce qui est devant et prend de l’importance : le bonheur des moustiques, l’arrêt du photographe qui s’accroupit, qui doit faire une mise au point un peu lente avec ses beaux objectifs manuels, un festin sanguin !
Mozart attaque fort après ce mouvement de toute beauté, retour au la majeur, lumineux, j’aime cette tonalité. Les accords sont un peu âcres, il y a du relief, de la vie, des rayons de lumière. Presto, rapide, joyeux, enlevé, thème au piano, reprise à l’orchestre, normal, et très vite deux clarinettes et deux bassons qui s’amusent ensemble, l’orchestre écoute, une phrase ultra rapide dans le détaché délicat des anches, ça rigole dure dans le grave. Les cordes ne sont pas en reste, les violoncelles et les contrebasses s’en mêlent mais ce n’est pas pareil, l’attaque précise des bassons n’est pas simple à imiter avec un archet, ça colle un peu, ça résiste, c’est drôle, c’est toujours un peu ridicule des cordes qui se veulent drôles. Vite ensuite, des gammes ascendantes en tierces, les clarinettes d’abord, les bassons répondent, là encore, ça rigole. Il faut dire qu’il faut vaincre le pathos du deuxième mouvement, il faut en faire des tonnes.
La promenade se passe dans le brouhaha indescriptible des oiseaux qui prennent leurs aises depuis bientôt deux mois. Quelques gros arbres jouent avec la lumière, je prends. Et ici, cette fois le soleil m’indique vraiment le chemin, je choisis d’aller vers l’est plutôt que de continuer tout droit. Il ne faut pas que je traine, je vais bientôt voir Naïm, je vais rire avec lui ; je ris toujours avec lui, il le sait, il attend nos rituels rigolos ; grosse voix faussement méchante : « qui est là ? je sens l’odeur appétissante d’un petit garçon ! » un ogre qui ne mange pas les petits enfants, il rit toujours et se précipite vers la porte pour m’accueillir, un peu craintif quand même. Est-ce que c’est vraiment babi ? Il m’appelle comme ça maintenant.
Il y a de moins en moins de lumière, j’espère que c’est un nuage passager qui voile le soleil.
Dans les orchestres, c’est reconnu, si vous voulez rire, n’allez pas du côté des cordes, c’est sérieux là-bas. Les vents, en revanche… Je me souviens d’un bassoniste qui imitait à la perfection une chasse-d ’eau avec son instrument, excellent musicien ! Écoutez les notes finales de beaucoup de morceaux de musique ancienne, souvent les vents improvisent et jouent des morceaux connus, des choses ridicules sous couvert de l’improvisation finale : combien de danses des canards, de pêches aux moules jouées incognito dans les plus grands festivals. Ça ulcérait les chefs qui savaient bien qu’il n’y avait rien à faire !
Le soleil a réapparu, il éclaire magnifiquement le tronc abattu puis ce buisson d’arbres jeunes, contrejour, je suis trop proche du soleil, les objectifs n’aiment pas trop ça, je le sais, j’en joue. Je suis d’humeur badine, mon objectif n’est pas très propre avec toutes ces sorties depuis deux mois, il y aura des traces sur les photographies, on appelle ça du flare – prononcez flère –, des aberrations optiques provoquées par l’angle que fait le soleil avec l’objectif, des ronds lumineux, un halo. Souvent ce n’est pas désiré, ici c’est fait exprès.
Dans deux jours, fin du confinement, fin de ces 3,14 kilomètres carrés circulaires que je ne m’autorise plus à respecter. Dans deux jours, ce sera fini, il faut que je photographie Noël le jardinier avant.
J’irai demain, je l’attendrai.










JOUR 54 - SAMEDI 9 MAI
4 fois 9 = 36.
J’ai quatre objectifs dans mon sac à dos : 18, 36, 50 et 100 mm soit, si je ne me trompe pas, 100, 63, 46 et 24 degrés d’angle de vision.
À nouveau le vieil homme n’appelle plus ; sa fille n’essaye plus ou presque, elle laisse son frère le faire, se protéger un peu, s’occuper de ses propres filles, elle leur fait des masques sur lesquels elle brode des chats qui jouent, des papillons, des abeilles. L’appeler est devenu pénible, le rire n’a eu qu’un temps, un court temps. Le vieil homme paraît vivre sa vie comme un rêve, une illusion dans laquelle il voyage sans nous. Son corps trop pénible, persécuteur même, n’est plus que le signe de sa présence. Reviendra-t-il ?
Il me reste à trouver Noël le jardinier. Cela fait plusieurs jours que je passe devant son jardin et je ne l’y ai jamais trouvé ; j’espère qu’il va bien. Aujourd’hui, petite pluie intermittente, c’est la première fois que j’hésite à sortir, mais le rituel est bien installé, un vêtement de pluie suffira. Je vais faire un grand tour en passant les jardins municipaux. Bernard l’égoutier est là, il me reproche doucement de ne pas lui avoir encore envoyé ses photographies. Je le ferai rapidement. Le jardin de Noël est clos, je sais où je vais aller.
J’écoute un autre mouvement lent de Mozart, encore une œuvre célèbre, le second mouvement de son vingt et unième concerto, une version sur piano forte, le piano de l’époque, pas nos grosses machines incroyables capables de rivaliser avec les plus grands orchestres, non, ici un son diaphane, délicat proche de la guitare parfois, qui désoriente, une autre façon de jouer et d’entendre.
Je me dirige donc vers un bâtiment dans lequel j’ai fait plusieurs concerts avec des élèves, des concerts avec la chorale ou alors avec des classes qui jouaient des petits opéras comiques. J’y ai joué un âne un jour, avec un copain comme un frère qui avait écrit une scène pour nous deux ; je n’avais que des bruits d’animaux à faire, lui disait un long texte et répondait à un élève en se moquant de moi : il ne sait que braire le professeur de musique ? ça ne le change guère… ou quelque chose comme cela. Les élèves adoraient, ils me soufflaient : « pas miaou ! Coin-coin ! ». C’était une vengeance de la part de mon ami ; je lui avais fait jouer l’année précédente un suisse ivre qui noyait son chagrin dans une bouteille, habillé d’un lederhosen ridicule. C’était drôle, vraiment drôle, les parents adoraient, les élèves aussi malgré la difficulté de ce que nous leur demandions.
Introduction, huit mesures aux cordes, entrée de l’orchestre ; tiens, Mozart a écrit « Cemballo » sur sa partition ! Clavecin. Je ne l’ai jamais entendu jouer par un clavecin, ça explique beaucoup de choses. Les notes graves de la main gauche sont écrites « CB » : contrebasse. C’est normal, le clavecin ou le piano-forte ont des graves qui ne tiennent pas la longueur, pas beaucoup. Des aigus aussi d’ailleurs ; ce sont des instruments qui peuvent avoir besoin des autres pour durer. Concerto, ça veut dire jouer ensemble, et là la leçon est belle, mozartienne ! On ne peut jouer cette œuvre délicate que si tout le monde s’y met et joue de ses faiblesses et de ses forces.
Changeons de point de vue : je vais faire aujourd’hui un exercice de trente-six photographies, pas une de moins, pas une de plus. Trente-six, c’est le nombre de vues que l’on faisait avec les pellicules argentiques, les plus longues. Certes avec mon bel appareil, je pourrais en faire des centaines voire des milliers, mais ce n’est pas du jeu. Ici, je vais user de la complémentarité de mes objectifs, je vais changer d’angles, de points de vue.
Je me dirige vers cette salle polyvalente plutôt laide, musique, danse, sport, judo, salons divers… Je vais tourner autour du bâtiment et prendre neuf photographies avec chacun des quatre objectifs, 4x9=36. D’abord plan large, 100 degrés ça laisse de la marge, pas la peine que je m’éloigne beaucoup, ensuite, je tourne, la façade qui donne l’impression que le bâtiment n’a qu’un seul volume. Neuvième photo : je vais tout de même montrer que ce bel objectif peut faire des photographies de près et donner la sensation de l’immensité, enfin de longueur car il ne faut pas exagérer.
Quelle immensité a atteint le vieil homme ? Resnik, que j’ai souvent cité, dit que certaines expériences de distanciation du corps correspondent au mécanisme de « sauter par-dessus l’abîme » pour chercher un lieu libératoire, un nouveau nid qui ne menace pas. Est-ce que c’est ce qu’a fait le vieil homme, l’esprit qui se met en mouvement ?
Là, la trajectoire se fait par la coopération étroite du piano-clavecin avec les instruments à cordes : une note aiguë longue, impossible à faire seul, la note est étique, pas de tenue, juste un petit choc aigrelet (j’exagère un peu) qui pourrait paraître prétentieux si les cordes ne venaient à la rescousse ; une note simultanée attaquée aux violons et le tour est joué, un nouvel instrument est né, le piaviolon, le clavinnolon, une attaque de piano-forte, une tenue de violon, le miroir aux alouettes, c’est ça la musique, le trouble, l’émotion qui naît de la surprise. Finalement, les Pierre Henry, Pierre Schaeffer et consort n’ont rien inventé en découpant leurs bandes magnétiques pour accoler une attaque de trompette à une tenue de je ne sais quoi ; ils ont fait du Mozart.
35mm : lui, je vais profiter de sa merveilleuse capacité à montrer le flou qui est derrière, je tourne encore autour du bâtiment, les graminées, les tôles qui me font penser au hangars agricoles, les hublots d’un navire qui ne bouge pas, des arbres… regardez bien, je n’ai photographié que le bâtiment, le miroir aux alouettes toujours. 50mm, un objectif macro, ça sert à faire des photographies de très près, en gros plan, je ne vais pas m’en priver mais sans exagérer. C’est aussi celui de la taille humaine, des portes, une lampe protégée, des toilettes pour handicapés reléguées derrière, difficiles d’accès, sans commentaire.
Resnik toujours, peut-être est-ce la clé, le vieil homme est en lévitation migratoire ! J’adore l’expression, il est surpuissant maintenant, plus rien ne peut lui arriver, il a soulagé sa souffrance, il commence une nouvelle existence, il cherche d’autres endroits, une sortie peut-être même, il n’a plus les pieds sur terre comme le Christ de l’abbaye de Fontevraut, une ascension vers le cosmos, vers l’éther, la forme de l’air la plus pure.
100 mm, ça y est, j’ai presque fait le tour, c’est même le quatrième que j’entame. Le désordre mental est terre à terre. Il cherche un ordre cosmique. Le vieil homme atteint l’universel. Vingt-quatre degrés de vision, si je veux photographier un peu large, il faut que je m’éloigne : plus je m’approche, plus je suis loin, paradoxe. Un mirador, comme une tour de guet, un tuyau biseauté, la curieuse cheminée du chauffage, des angles, des ronds, les deux yeux, j’ai fait le tour.
Le vieil homme n’est plus terre à terre. Il cherche, il a rejoint, peut-être, un nouvel ordre cosmique.
Demain, Noël, après, ce sera trop tard.




































JOUR 55 - DIMANCHE 10 MAI
C’est ma première sortie interrompue, il faisait pourtant beau quand je me suis levé, nuageux quand je me suis préparé, gris quand je suis sorti, rapidement il a tonné, j’ai fait cinq-cents mètres et là c’est devenu franchement noir. Je suis rentré mouillé. Pour Noël le jardinier, c’est raté, je ne le verrai pas dans son jardin, il ne doit pas y être. Un seul objectif aujourd’hui, le 18 mm, je vais déformer les choses. Je vais aller dans l’extrême, c’est le dernier jour du confinement, plus de limite.
Je ne savais pas que ce journal prendrait une telle importance pour moi et pour d’autres ; j’ai partagé, il m’a fait écouter et parler musique, ma passion de toujours ou presque, il m’a fait découvrir de nombreuses œuvres que je ne connaissais pas ou peu, des personnes ont conversé avec moi, se sont livrées même un peu : journal d’un confinement, pas certain finalement, merci.
Le vieil homme, lui, ne sortira pas de sitôt, à moins qu’il ne soit déjà ailleurs. Nous ne savons pas vraiment où, j’espère que c’est dans un songe, qu’il rêve sa vie maintenant. Il a été de tous les temps de cette période.
Je ne prends pas que le 18mm, j’emporte aussi avec moi un pied photographique. J’ai envie de mélanger le flou et le net. C’est assez facile à faire ; le pied sert à saisir un fond net, il ne bouge pas, il stabilise l’appareil photographique que je vais déclencher délicatement pour ne pas le faire trembler. Je vais baisser la sensibilité le plus possible, fermer le diaphragme de l’objectif plus que d’accoutumé, les vitesses seront nécessairement lentes ; les mouvements ne seront pas figés, les objets bougeront sur la photographie, des photographies mobiles, en mouvement.
J’écoute Pierre Henry. J’ai toujours eu une sympathie particulière pour ce compositeur. Un jour, alors que j’étais jeune et musicalement très inculte, un copain m’a fait entendre deux choses, « Einstein on the beach » de Philip Glass, un chef d’œuvre, et les « variations pour une porte et un soupir » de Pierre Henry, une autre merveille. Ainsi il est possible de faire de la musique en explosant les cadres, les codes, on pouvait aller dans l’intime du temps, du son. J’étais impressionné, j’ai adoré.
Une fleur d’ail, une grande vasque, je vais me cacher un peu, l’appareil est bas sur le trépied, les voitures passent vite mais le résultat est décevant. J’ai oublié l’essentiel, le mouvement est relatif aussi au sens de déplacement, une voiture qui vient de trois quart ne produit pas le bon effet, et l’ail est quasi invisible en noir et blanc. Peut-être ce poteau qui bouche la sortie, à droite, peut rattraper l’ensemble. Pas certain.
Hier, j’ai appelé une jeune collègue ; elle me disait avoir beaucoup de mal avec ce confinement, cette absence de contact avec les élèves, les collègues, sa famille, ses amis. Nous sommes voisins, elle est derrière le mur de ma classe, c’est toujours un plaisir de discuter avec elle entre deux cours. Et puis j’aime ses dessins d’oiseaux absurdes qui interrogent l’humain. « Est-ce que je peux assister aux ateliers de philosophie du confinement ? j’ai envie d’entendre et de voir des élèves ! ».
Bien entendu, bienvenue !
Une voiture passe, elle est perpendiculaire à mon axe de visée, parfait. Une autre passe plus vite encore le long d’une plate-bande qui s’est ensauvagée ; on dirait un défaut sur la photographie, devant l’école, quelque chose de flou. Le bus maintenant, il est très reconnaissable, une masse qui surgit sur la gauche.
Cette sortie est décousue. Je sais que c’est la dernière de ce journal, c’est émouvant, je regarde le ciel de plus en plus menaçant. J’ai du mal à photographier, il n’y a pas de mouvement dans la petite ville, il est trop tôt, c’est dimanche, les gens dorment. Le passage pour piéton me donnera un graphisme bien net. La voiture passe, elle laisse une trace curieuse, quelque chose qui tourne et qui avance en même temps.
Une porte, un soupir, c’est le matériaux de base de Pierre Henry. Il l’aurait cherché longtemps la porte avant de trouver un grincement exceptionnel dans une ferme. Je ne sais pas qui soupire. Aller au-delà, un grincement ralenti est une succession de chocs. Facile alors, encore qu’avec le matériel de l’époque c’était une gageure à réaliser tout cela ; on isole un choc du grincement, et on a le son de base. On prend le soupir, et on a le second. Un point, un trait, un instant, une durée. Le reste n’est qu’un jeu, faire imaginer. Qui est derrière la porte et soupire ?
Je me prépare à photographier une voiture qui vient de face ou presque, encore une erreur, des plantes sauvages qui poussent au creux du trottoir et d’un muré, une jeune femme qui courre saute devant moi, les nattes de ses cheveux volent, la photographie est sauvée. C’est la deuxième fois qu’un hasard comme cela sauve une photographie. La première, c’était un jeune homme inattendu au bout d’un mur lisse : instant décisif aurait dit Cartier-Bresson.
Juste un soupir, quelqu’un qui souffre, ou alors son dernier souffle ? une porte, laquelle, celle qu’il a fermée en partant ailleurs ? une prison ? à droite, à gauche, écouter cette musique dans de bonnes conditions pour entendre la géographie sonore, les sons qui viennent de droite, de gauche, qui traversent l’espace, qui s’éloignent, qui deviennent flous, nets, devant, derrière, à l’envers… Tiens, il fait comme Mozart, le début c’est le choc du grincement, ralenti donc grave. La suite, c’est le souffle qui entretient le choc ; je suis frappé, je souffre, je vis encore.
Il commence à pleuvoir, une voiture qui arrive vite, je l’entends derrière moi, quelques photographies comme à regret, la devanture morte d’une mercerie. Pendant trente ans au moins, une femme sans âge y a vendu des tissus, des boutons surannés, des rubans, des fils à broder, souvent ivre, toujours triste, toujours souffrante, la mort d’un proche encore, il y a longtemps. Elle est partie, les plantes grasses ont séché, au loin un homme s’avance. Un grille, un autre homme, un panier à la main. Il est bien cet objectif, des flous très lointains, très nets.
La rue qui monte, il pleut, il faut finir maintenant.









